TEXTES: FABIEN FEISSLI
PHOTOS: LAURENT CROTTET

 

Sept jours par semaine, la Fromagerie de Belfaux s’active dès 5h du matin. Michel Eggertswyler et son équipe s’apprêtent à réceptionner le lait des paysans du village afin de lancer la production du jour.
Le processus pour transformer ces milliers de litres de lait en une douzaine de meules de gruyère de 35 kilos est extrêmement précis. Il demande du savoir-faire et beaucoup d’énergie.
Après avoir consacré 40 ans de sa vie à une profession qui le passionne, Michel aimerait, aujourd’hui, laisser la place à son fils. Le fromage fait partie de la famille Eggertswyler depuis cinq générations.

Le jour ne s’est pas encore levé, ce matin-là, sur Belfaux (FR). Pourtant, le perron de la fromagerie du village est déjà bruyant et illuminé. Michel Eggertswyler, patron des lieux, s’active depuis 5 heures du matin. «En arrivant, il faut sortir les fromages de la veille de la presse et faire en sorte que tout soit prêt pour l’arrivée des paysans», explique le quinquagénaire. Justement, les producteurs des environs défilent, les uns après les autres, sur le parking, remorquant leur boule à lait derrière eux. Une fois le tuyau permettant de transvaser le précieux liquide branché, le maître fromager remplit une petite éprouvette avec une louche. «À chaque réception, on congèle un tube. En cas de problème, par la suite, cela permet de faire des analyses pour retrouver de quelle exploitation cela vient», pointe-t-il tout en pesant sa dernière réception du matin.
L’opération terminée, Michel actionne un levier et le liquide transite à travers la pièce par un réseau alambiqué de tuyaux métalliques avant de se jeter dans l’une des deux énormes cuves en cuivre de l’atelier. «Ce matin, j’y ai mis le petit-lait gardé de la veille qui contient de bonnes bactéries. C’est précieux, c’est ce qui permet de faire la différence d’une fromagerie à l’autre. Au total, on a 2400 litres de lait, on va pouvoir faire six gruyères de 35 kilos chacun.» Mais, avant d’en arriver là, le processus est encore long. Michel commence par prendre un nouvel échantillon. «Tout est très contrôlé, sourit-il. Avec le lait cru, on doit être hygiéniquement très strict. Il est tellement propre qu’il peut très vite s’infecter.»
Le Fribourgeois ajoute, ensuite, de la présure, une enzyme extraite de la caillette, l’une des poches de l’estomac du veau. «Cela fait coaguler le lait pour le solidifier. Maintenant, je vais laisser brasser trois minutes», souligne-t-il en enclenchant un petit chronomètre. Une fois le temps écoulé, le maître fromager laisse son mélange reposer durant 46 ou 47 minutes. «En gros, toutes les recettes pour fabriquer du gruyère sont les mêmes, mais les températures et les durées peuvent varier. Chacun s’adapte en fonction de son lait.»
Profitant de cette courte accalmie, le maître des lieux nous fait découvrir son domaine. Installé à Belfaux depuis 1997, il y fabrique principalement du gruyère et du vacherin fribourgeois, mais aussi des yogourts, du beurre, des flans et des glaces. Des produits qu’il vend dans les commerces de la région et dans la petite boutique qui jouxte sa fromagerie.

«Tout est très contrôlé. Le lait cru est tellement propre qu’il peut très vite s’infecter.»

Michel Eggertswyler, Patron de la fromagerie de belfaux

Des meules frottées tous les jours

«Quand on a commencé, on était seulement quatre. Aujourd’hui, on a seize employés», raconte-t-il en nous entraînant dans les sous-sols du bâtiment. C’est dans ces caves que les meules sont conservées, alignées sur de longues étagères en bois, afin d’être affinées. Un processus qui dure au minimum cinq mois. Durant les dix premiers jours, les fromages sont frottés à l’eau salée quotidiennement. «Cela permet de former la croûte et d’éviter la moisissure. Sinon, ils deviendraient beaux verts. Ensuite, ils sont frottés deux fois par semaine», explique Michel. En plus de l’inscription «Le gruyère», chaque meule porte la date du jour et un numéro. Un contrôle imposé par l’AOP (appellation d’origine protégée) auquel se soumet volontiers le Fribourgeois. «On a la chance de faire partie de cette filière. C’est un marché sain avec des quantités limitées et des prix indicatifs. C’est cette solidarité entre nous qui fait notre force.»
De retour dans l’atelier, Guillaume Barras, 23 ans, a pris les choses en main. «Le lait a caillé, maintenant il faut couper les grains pour qu’ils aient la bonne taille. C’est la partie la plus délicate, là, c’est vraiment l’œil du fromager», détaille Michel. Le quinquagénaire regarde faire son employé avec plaisir. «J’aime cet aspect de transmission. Pendant longtemps, j’ai travaillé sept jours sur sept. Ce n’est pas facile de lâcher prise, mais aujourd’hui j’arrive à déléguer un peu plus», confie-t-il, tandis que Guillaume fait chauffer la préparation à 57 degrés. Il faut dire que le fromage, c’est une histoire de famille chez les Eggertswyler. Michel est la quatrième génération à baigner dans le domaine. Et son fils, qui a repris une fromagerie à Grolley (FR), la cinquième. «Maintenant, on aimerait rénover ici pour regrouper les deux exploitations. J’ai toujours dit: à 60 ans, j’arrête. J’ai fait assez d’heures et les jeunes sont prêts à reprendre derrière.»
Malgré tout, le Fribourgeois reste passionné par son métier. «C’est génial de transformer du lait en fromage, cela demande énormément de compétences – de la chimie à la microbiologie – pour faire de la qualité.» Guillaume, qui espère reprendre une fromagerie un jour, abonde: «Le lait, c’est un produit vivant qui change en fonction de la météo, de la saison. On part d’un élément brut et on peut faire tellement de choses différentes avec.» Pas le temps de philosopher, il doit terminer la production de la matinée. Vidant la cuve principale, le jeune homme envoie le fromage encore liquide remplir la presse d’où le petit-lait s’échappe. Ici, les grains seront comprimés durant 20 heures afin de former les futures meules. Mais la journée n’est pas encore achevée pour les fromagers. Avant midi, ils vont devoir astiquer tout l’atelier. «En réalité, la plus grande partie de notre travail, c’est le nettoyage», rigole Michel.