TEXTES: FABIEN FEISSLI
PHOTOS: MURIEL ANTILLE

 

À bientôt 80 ans, Pierre Lachat travaille encore un jour par semaine chez Payot à Neuchâtel. Passionné par les livres, il ne les finit, pourtant, pas souvent.

À l’origine, le Neuchâtelois est devenu libraire uniquement pour bénéficier de rabais sur ses fournitures artistiques. Plus jeune, il s’imaginait pasteur ou sculpteur.

Lui qui a côtoyé l’auteur Friedrich Dürrenmatt durant dix ans assure qu’il continuera aussi longtemps qu’il le pourra. Selon lui, son travail est un vrai bain de jouvence.

Le mercredi, c’est le jour de Pierre Lachat. Une fois par semaine, le libraire de 79 ans et des poussières vient travailler chez Payot à la rue du Seyon à Neuchâtel. Et si, à l’âge où il pourrait profiter d’une retraite bien méritée, Pierre Lachat est toujours en poste, c’est par pur plaisir. «Je reste neuf heures debout, alors c’est sûr que je ne fais pas un marathon le lendemain. Mais c’est mon bain de jouvence, cela me permet de garder les pieds dans le courant.» Pourtant, enfant, le Neuchâtelois ne se rêvait pas libraire. «Je suis fils de pasteur, frère de pasteur et beau-frère de pasteur, raconte-t-il en s’attablant à la Brasserie Le Jura, où il a ses habitudes. Ma question d’ado idéaliste, c’était: qu’est-ce que je peux faire pour être utile à l’humanité? De la médecine ou de la théologie. Mais je n’aime pas le sang, alors…» Alors ce sera le latin et le grec au gymnase puis des études de théologie et de philosophie.
Sa route semblait toute tracée jusqu’à un remplacement de quatre mois en tant que pasteur auxiliaire au sein de l’Église suisse réformée de Londres. «J’y ai pris un plaisir fou mais, le dernier dimanche, au moment d’accueillir mon successeur, je me suis rendu compte que je reproduisais, avec lui, ce qui m’avait énervé chez les autres à mon arrivée: je ne valais pas mieux.» De retour en Suisse, la prise de conscience est radicale. Pierre Lachat abandonne son cursus de théologie sur un coup de tête. «Au fond, je suis un rebelle, j’ai besoin de tracer mon propre chemin.»
À 27 ans, lui qui a toujours vécu à Neuchâtel se «retire» à La Neuveville (BE) dans la maison de ses grands-parents. «Je voulais faire de la sculpture», explique celui qui est également passionné de peinture et de dessin. Pour subsister, il enchaîne les métiers, vend des encyclopédies au porte-à-porte et blanchit des parois à la chaux. «C’est ma mère, qui désespérait de me voir faire des travaux d’étudiant à mon âge, qui m’a poussé à postuler à la Librairie Reymond. Moi, j’ai accepté… pour avoir des réductions sur mes fournitures d’art», se souvient le Neuchâtelois.

«C’est le chômage
qui m’a contraint
à postuler
chez Payot.»

Pierre Lachat, libraire

«La librairie m’a bouffé»

Lui qui n’a jamais suivi de formation spécifique dans le domaine ne s’aventure, pourtant, pas en terre inconnue. «J’ai eu un père qui lisait énormément, donc, sous sa stimulation, j’ai fait pareil. J’ai lu les classiques, Molière, Corneille, Racine… Disons que je me sentais assez à l’aise dans cet univers.» Surtout que Pierre Lachat possède un sacré atout dans sa manche. «Entre 1957 et 1967, j’ai été le répétiteur des enfants de Friedrich Dürrenmatt. Leur maison était à 500 mètres de chez nous», dévoile-t-il. Mais, très vite, le jeune homme d’alors devient plus qu’un simple précepteur pour l’écrivain suisse. «J’allais en vacances avec eux, je faisais partie de la famille.» Et, s’il assure ne devoir cette opportunité qu’au hasard, le Neuchâtelois a eu le mérite de s’accrocher. «La secrétaire de Dürrenmatt m’avait dit: ‹Si tu tiens trois semaines, chapeau!› «Et, comme j’aime les défis, j’ai tenu dix ans», sourit-il.
Une expérience qui a décuplé son ouverture sur le monde de la culture, mais pas seulement. «Cela a aussi été une carte de visite qui m’a aidé de mille et une façons par la suite.» Notamment pour se faire engager par la Librairie Reymond. Il y restera finalement vingt-six ans, devenant même gérant et côtoyant trois générations différentes de patrons. «La librairie m’a bouffé, je venais même travailler sur mes jours de congé», reconnaît-il. Mais l’entreprise finit par connaître des problèmes financiers et Pierre Lachat est licencié du jour au lendemain.

«Entre 1957 et 1967,
j’ai été le répétiteur des enfants
de Friedrich Dürrenmatt.
Je faisais partie de la famille.»

Pierre Lachat, libraire

À 60 ans, il passe un an au chômage. «C’est l’ORP qui m’a contraint à postuler pour un remplacement de trois semaines chez Payot, dans cette entreprise que j’avais toujours considérée comme la concurrence.» Dix-neuf ans plus tard, il est toujours là, fidèle au poste. En 2005, le Neuchâtelois aurait, pourtant, pu prendre sa retraite. «J’ai eu la chance que la direction me laisse le choix. Comme je conservais un léger besoin de revanche par rapport à mon licenciement brutal, j’ai opté pour deux ans de plus à 100%.» Ces deux années passées, Pierre Lachat choisit de travailler à mi-temps.
«Mais, à 75 ans, j’ai décidé d’être raisonnable.» Depuis, c’est uniquement le mercredi que Pierre Lachat est à la librairie. Ce qui lui laisse six jours par semaine pour lire des livres, toujours plusieurs à la fois. «Souvent, je ne les finis pas. À la longue, vous devenez un goûteur, vous ne mangez pas tout, vous trempez juste le doigt», image-t-il. Le libraire admet sans peine être devenu compliqué. «Souvent, j’ouvre un roman et je me dis: « Ah, ça, j’ai déjà vu. » Mais je reste curieux, je suis prêt à me laisser séduire.» Et, alors que ses 80 ans approchent, le Neuchâtelois assure qu’il sera présent à son poste aussi longtemps qu’il le pourra. «J’aime ce que je fais, on est une superéquipe et les gens sont contents de me voir. Pour eux, je suis comme un vieux meuble rassurant.»

FIN