TEXTES: FABIEN FEISSLI
PHOTOS: DANIEL HAURI

Ce matin-là, Frank Crittin, Grégoire Largey et Sébastien Pauchon se sont retrouvés, à Vevey, pour peaufiner les règles du nouveau jeu de société qu’ils sont en train de créer.
Et, si leur passe-temps peut paraître léger, la démarche est très sérieuse. Sébastien a vendu l’une de ses inventions à plus de 300 000 exemplaires à travers le monde.
Car derrière les pions et les dés se cache une véritable industrie, encore méconnue du grand public, mais en croissance permanente.

 

Sur la table s’étalent des tas de jetons colorés, trois plateaux pour noter sa progression et d’étranges dominos ornés de symboles vikings. Tout l’attirail d’un jeu de société classique. Pourtant, cette boîte, impossible de la trouver dans le commerce. Pour le moment. Réunis à Vevey (VD), ce samedi matin-là, Frank Crittin, Grégoire Largey et Sébastien Pauchon sont justement en train de peaufiner les derniers réglages de ce prototype dont ils ont eu l’idée en revenant d’un festival spécialisé dans le domaine l’année passée. «Soit on part d’un mécanisme, comme par exemple des dés, des cartes, des enchères, des votes, soit on part d’un thème: le foot, les cowboys, les pirates, etc.», explique Grégoire Largey. En l’occurrence, c’est un mécanisme ‒ le fait de se procurer puis d’agencer des plaquettes colorées ‒ qui a inspiré le trio.
Il leur aura fallu plusieurs dizaines d’heures de travail, souvent le soir, et cinq versions différentes du plateau de jeu pour aboutir à un résultat qui ressemble à un véritable jeu de société. «Il y a un côté artisanal, on imprime puis on encolle sur du carton. On fait tout maison, sinon c’est trop long et trop cher», précise Sébastien. De quoi faire sourire Frank. «Il faut dire qu’on est un peu maniaques sur les prototypes», se marre-t-il. Mais, si les trois quadragénaires sont aussi exigeants, c’est qu’ils commencent à avoir de la bouteille dans le milieu. «Le but, c’est de trouver un éditeur. Si ton jeu est bien fini, qu’il présente bien, cela aide à ce qu’il soit accepté. On connaît aussi les contraintes de production, donc on essaie de prendre en compte cet aspect en nous mettant quelques barrières», assurent les trois amis qui travaillent ensemble sur différents projets, depuis 2016.
Mais chacun crée des jeux de son côté depuis plus longtemps. Sébastien a notamment connu le succès grâce à «Jamaica» et à «Jaipur», deux boîtes vendues respectivement à plus de 200 000 et 300 000 exemplaires à travers le monde. Le Vaudois s’investit à 100% dans le domaine puisqu’il a également fondé, en 2006, l’une des rares maisons d’édition suisses: Gameworks. De leur côté, Frank et Grégoire ne considèrent, pour le moment, leur passion que comme un hobby auquel ils consacrent deux ou trois soirs par semaine. Le premier travaille dans la finance, le second est ingénieur électricien. Malgré un joli succès avec «8BitBox», écoulé à 27 000 exemplaires, aucun des deux n’envisage de pouvoir en vivre dans un avenir proche. «C’est difficile, c’est un peu comme pour les livres, il n’y a qu’une minorité qui y arrive», précise Grégoire.

«C’est difficile d’en vivre. C’est un peu comme les livres, il n’y a qu’une minorité qui y arrive.»

Grégoire Largey, Créateur de jeux de société

Sébastien abonde: «On ne s’en rend pas forcément compte, mais il y a des milliers de nouveaux jeux qui sortent chaque année. Et il est déjà très compliqué de se faire éditer.» Un problème que le trio ne devrait pas connaître avec sa dernière création. «On l’a présentée à Essen (réd.: un festival spécialisé en Allemagne), on a rencontré plusieurs personnes intéressées.» Mais hors de question pour ces trois perfectionnistes de se reposer sur leurs lauriers. «On est en train de faire des microréglages concernant une éventuelle deuxième manche. Un petit changement dans les règles peut parfois générer des réactions importantes dans la manière de jouer», confie Frank. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’ils testent très régulièrement leurs prototypes, d’abord entre eux, puis avec leurs proches. «Parfois, on a de grosses surprises à la première partie, cela ne marche pas du tout comme prévu», raconte Sébastien.

Une véritable industrie

C’est l’un des avantages, selon eux, de travailler à plusieurs. «Ton idée est tout de suite examinée par une personne extérieure, et il y a toujours quelqu’un qui relance le processus», observe Grégoire. Et, si leur passion peut sembler légère, le Valaisan précise que cela va bien au-delà: «Les jeux de société créent de la valeur économique, des emplois. Il y a toute une chaîne de production derrière.» D’ailleurs, le regard de leurs amis a bien changé avec le temps. «Au début, ils pensaient que c’était un truc pour les enfants, mais, quand on a pu donner les chiffres de vente, leur perception a changé. Ils ont vu que c’était sérieux», précise Frank.
Sébastien souligne que c’est l’image générale de cet univers qui a évolué: «C’est un monde en croissance constante. Ces dernières années, cela s’est beaucoup démocratisé. Il y a des personnes de tous les âges qui jouent.» C’est justement l’un des plaisirs de notre trio. «C’est assez excitant d’arriver à susciter des émotions chez les gens. Un jour, tu découvres qu’il y a quatre types, au fin fond de la planète, qui se marrent avec ton jeu.»