TEXTES: FABIEN FEISSLI
PHOTOS: MURIEL ANTILLE

En Gruyère, les spéléologues Michel et Jacques Demierre se faufilent, depuis plus de vingt ans, dans les méandres du réseau souterrain du Folliu. Cet automne, le gouffre deviendra officiellement le plus profond de Romandie, avec 655 mètres de profondeur. Il faut des dizaines de descentes en rappel et six heures de contorsions pour en atteindre le fond. Dans les recoins les plus étroits, les deux frères et ceux qui explorent le gouffre avec eux ont dû se frayer un chemin à l’explosif.

Suspendu entre les deux parois rocheuses par son baudrier, Jacques Demierre se laisse glisser le long de la corde. Sous l’oeil attentif de son frère Michel, il disparaît, peu à peu, dans la petite bouche sombre. À voir l’unique fil de fer barbelé qui en protège l’entrée, impossible de se douter que, sous nos pieds, la cavité s’enfonce à plus de 650 mètres de profondeur. Cela fait vingt ans que les deux frères et une dizaine d’autres passionnés de spéléologie explorent, mètre après mètre, les méandres du réseau souterrain du Folliu en Gruyère. Cet automne, leurs efforts devraient être récompensés d’un record honorifique, leur gouffre deviendra officiellement le plus profond de Suisse romande, dépassant les 652 mètres de celui des Diablotins près de Charmey (FR). Mais, pour le moment, c’est à dix mètres sous terre que Michel pose le pied. Déjà, la canicule qui règne à l’extérieur a laissé la place à une température bien plus hivernale: 5°C. Ce qui explique les gants, la sous-combinaison polaire et la combinaison de protection qu’il a fallu revêtir avant de pénétrer dans la cavité. «Ici, nous avons sorti trois tonnes de déchets ménagers que nous avons dû évacuer en hélicoptère. C’est sans doute quelqu’un du chalet un peu plus haut qui utilisait ce gouffre comme poubelle à l’époque», raconte-t-il, en s’enfonçant dans l’obscurité la plus complète, seulement éclairé par sa lampe frontale.

652 mètres


Le record actuel du gouffre le plus profond de Suisse romande est détenu par celui des Diablotins près de Charmey (FR). Mais il devrait être battue, dès cet automne, par le réseau du Folliu en Gruyère. «Nous pourrions très vite être à 700 mètres. C’est l’occasion de faire parler de la spéléologie dans les médias, afin de trouver de la relève. C’est une catastrophe, actuellement il y a très peu de jeunes intéressés», assurent Michel et Jacques Demierre.

Suivre le courant d’air

Quelques mètres plus loin, alors que le passage se rétrécit, celui qui est professeur à la Haute Ecole d’Ingénierie et de Gestion d’Yverdon est rejoint par son frère. «À notre arrivée, cette faille faisait à peine dix centimètres, mais on sentait un courant d’air très fort. Ça, c’est le fil d’Ariane du spéléologue. On s’est donc dit qu’il y avait forcément quelque chose et qu’il fallait élargir le passage». Pour cela, ils ont eu recours au microminage (lire encadré), une technique que les deux Fribourgeois maîtrisent parfaitement, Jacques possédant sa propre entreprise dans le domaine. Mais, même agrandie, la galerie reste particulièrement étroite et il faut se contorsionner entre les parois pour réussir à avancer. Quand ce ne sont pas les hanches qui coincent, c’est le casque qui vient heurter la roche. Des problèmes que ni Jacques, ni Michel ne semblent rencontrer alors que les deux gaillards culminent à près 1m90. «À force de les parcourir, on connaît par coeur les différents méandres. On a une mémoire corporelle qui nous dit comment passer», détaillent-ils après avoir descendu un nouveau puits en rappel. Pour autant, il leur est déjà arrivé de se faire peur. «Il y a dix ans, au retour, on s’est retrouvé face à une étroiture que l’on n’arrivait plus à franchir. Quand tu as passé trente minutes à essayer sans succès, tu commences à cogiter», se souvient Michel, assurant avoir été marqué par cet épisode. Car la spéléologie d’exploration n’a rien d’une promenade de santé. «Nous ne sommes pas à notre place ici, c’est un domaine hostile. Si tu fais le mariole, tu es sanctionné très rapidement», pointe Jacques. En effet, une simple entorse à la cheville serait déjà particulièrement handicapante pour se contorsionner à travers les galeries étroites. «Avec nous, on a des antidouleurs ultrapuissant pour que le blessé puis remonter avant que cela ne gonfle.» Mais, avant tout, il est capital pour les explorateurs de tout faire pour éloigner le risque. «Il faut avoir une confiance absolue en ses coéquipiers et nous faisons de gros efforts pour bien sécuriser, avec des cordes, les zones où nous passons.» Quatre «points chauds» disposant de tentes et de bougies sont également disséminés sur le parcours en cas de gros pépins.

«Nous ne sommes pas à notre place ici. Si tu fais le
mariole, tu es sanctionné très rapidement.»

Jacques Demierre, spéléologue

Le tombeau de la marmotte

D’ailleurs, nous débouchons bientôt dans une zone plus aérée où s’entassent des bouteilles d’eau, des boissons, de la nourriture et une pharmacie d’urgence. L’endroit s’appelle «le tombeau de la marmotte» en hommage au squelette de rongeur retrouvé là. Puits de la soif, ressauts du flan caramel, puits des Rollings Stones, puits de Moïse ou encore méandre Téquila, le plan du réseau du Folliu est constellé d’appellations insolites liées à la topographie du lieu ou aux événements qui ont amené à sa découverte. «Il y a des centaines de puits, le nom qu’on leur donne est vachement important, parce qu’on les utilise en permanence pour savoir de quoi on parle», affirme Jacques. Car, le chemin qui mène à 650 mètres de profondeur est loin d’être rectiligne. En vingt ans, les spéléologues ont parcouru la montagne en long, en large et en travers, suivant les méandres creusés par l’eau qui s’écoule à travers la roche. Et ils assurent que le record est loin d’être le plus important à leurs yeux: «Ce qui nous intéresse, c’est la découverte. Pour aller, en Suisse, quelque part où personne n’a jamais été, ce n’est pas facile», souligne Michel. Jacques abonde. «Le Graal, pour nous, ce serait d’atteindre le collecteur souterrain qui draine toute l’eau de la montagne. Au point le plus bas, on en est tout proches, on entend le grondement sourd d’une rivière souterraine.» Pour l’atteindre – et battre le record par la même occasion – eux et leurs compagnons d’aventures doivent encore progresser de quelques mètres. Une tâche qui n’a rien d’évident quand il faut déjà six heures et une cinquantaine de descentes en rappel pour atteindre le point le plus profond. «Mentalement, on se prépare toute la semaine à faire un effort monstrueux. Pour être capable de remonter ensuite, il faut vraiment être en pleine forme.» Ainsi, il leur arrive de partir un matin et de ne ressortir du gouffre qu’au lever de soleil suivant. «Il faut une dose de passion énorme pour trouver du plaisir à descendre au fond d’un trou. Je suis le premier à le dire: il n’y a aucun intérêt, mais c’est comme une drogue, nous sommes des chasseurs de vide», reconnaît Jacques, l’aîné des deux frères. Son cadet confirme: «Nous avons toujours été fasciné par les souterrains. On a commencé par les égouts à Lausanne. À ta première découverte, tu prends une telle décharge d’adrénaline que tu es foutu.» D’ailleurs, les deux Fribourgeois ne comptent pas s’arrêter là. «Une fois au collecteur principal, on peut remonter tous les conduits, il y en a pour des vies et des vies. Notre grand fantasme ce serait de trouver une sortie dans la vallée.»