TEXTES: FABIEN FEISSLI
PHOTOS: BERNARD PYTHON

Ancien juge d’instruction, André Kuhn enseigne désormais la criminologie et le droit pénal aux Universités de Neuchâtel et de Genève.
Observateur privilégié de la criminalité en Suisse, le quinquagénaire décrypte le fonctionnement d’un phénomène qu’il juge impossible à éradiquer. À ses yeux, le premier responsable de la délinquance, c’est le Code pénal.
Le spécialiste souligne que la société n’a jamais été aussi sûre qu’aujourd’hui. Une situation dont le grand public n’a pas forcément conscience.

Professeur de criminologie et de droit pénal à l’Université de Neuchâtel, André Kuhn nous a reçus dans son bureau pour décrypter la délinquance en Suisse. Ancien juge d’instruction, le Chaux-de-Fonnier de 59 ans aborde désormais le phénomène sous l’angle des sciences sociales pour tenter de l’expliquer.

Pourquoi est-ce que certaines personnes commettent des crimes dans notre société?
Pour répondre à ça, il faut revenir à une question antérieure: c’est quoi le crime? Cela n’existe que parce que l’on a décidé que certains actes devaient être interdits. Rouler à 130 km/h sur l’autoroute, chez nous c’est une infraction pénale, en Allemagne vous ne risquez rien. En réalité, une société sans crimes, c’est une société où on abolit le Code pénal. Cela fait des milliers d’années qu’on punit les tueurs, pourtant certains continuent à tuer des gens.

Elle ressemble à quoi la criminalité en Suisse?
Si on regarde les statistiques, 53% des inscriptions au casier judiciaire concernent la circulation routière. Pour que cela soit inscrit, c’est que ce sont des infractions graves avec des sanctions supérieures à 5000 francs d’amende. On voit donc que plus de la moitié des crimes en Suisse, c’est parce qu’on a roulé beaucoup trop vite ou en ayant trop bu. Deux infractions qui pourraient être totalement éradiquées grâce à la technologie actuelle: on peut faire en sorte qu’une voiture ne puisse pas aller trop vite ou qu’un éthylomètre bloque le démarrage en cas d’ivresse. Alors pourquoi est-ce qu’on ne met pas ça en place? Au nom des libertés individuelles. On interdit certains actes, mais on veut garder la liberté de le faire quand même. C’est un mode de pensée totalement illogique. Mais ce ne sont pas les infractions au Code de la route qui vont le plus occuper les tribunaux. L’autre moitié des crimes, ce sont principalement des vols, quelques agressions sexuelles et quelques meurtres, une cinquantaine par année. Je dis «quelques», mais chaque cas est bien sûr un cas de trop.

Quel est le profil type du criminel?
Dans 85% des cas, c’est un homme. Plutôt jeune, entre 20 et 35 ans. Si on cherche plus loin, on observe également un lien avec le niveau de formation et une situation économique défavorisée. Avec ces quatre variables, vous expliquez énormément de la criminalité. Mais ce n’est pas parce qu’on peut expliquer le passé qu’on peut prédire l’avenir. En revanche, s’il y a un «babyboom» à un moment donné, je sais déjà qu’il y aura un «crimiboom» vingt ans plus tard.

«Après, ce qu’on observe également, c’est que l’on n’a jamais vécu dans une société aussi sûre qu’aujourd’hui.»

André Kuhn, professeur en criminologie et droit pénal

Comment est-ce qu’on explique ce profil?
Sur la différence homme/femme, il y a plein de théories explicatives, notamment liées à l’éducation et à la biologie. On ne peut pas les démontrer, mais on ne peut pas les exclure non plus. Sur le fait que ce soient plutôt les jeunes, une hypothèse très prégnante aujourd’hui, c’est qu’à 20 ans on se voit comme un adulte alors que l’image que nous renvoie la société, c’est celle d’un enfant. Cela nous pousse donc à agir pour montrer qu’on existe. Une autre théorie, c’est celle de la stigmatisation: à force de toujours dire de notre jeunesse qu’elle est mauvaise, elle intègre ce jugement.

À l’inverse, est-ce qu’il y a un profil type des victimes?
Oui, c’est un élément intéressant parce qu’il a changé à travers le temps. Pendant longtemps, la victime type était un jeune homme. C’était lié aux sorties nocturnes, au fait qu’il s’expose davantage aux risques. Et puis, en 2004, il y a eu un changement de loi, les violences conjugales sont désormais poursuivies d’office et apparaissent donc systématiquement dans les statistiques. Depuis, la victime type est devenue une jeune femme. Ce qu’on constate, c’est que le danger, ce n’est pas dans une rue lugubre mais à la maison avec les gens en qui on a confiance. Le lieu le plus risqué, c’est chez soi. Après, ce qu’on observe également, c’est que l’on n’a jamais vécu dans une société aussi sûre qu’aujourd’hui.

Vous pensez qu’on en a conscience?
Non, parce qu’en réalité le sentiment d’insécurité n’est pas lié à la sécurité objective. Il est souvent beaucoup trop élevé et il varie en fonction du sexe et de l’âge. Les femmes et les personnes âgées vont être davantage sensibles. Comme toute peur, c’est quelque chose d’irrationnel. Par exemple, vous décrétez l’état d’urgence, vous mettez l’armée dans la rue: il n’y aura quasi plus aucune infraction. Et pourtant les gens auront très, très peur parce que, s’il y a tous ces militaires, c’est forcément qu’il se passe quelque chose.

En 2020, est-ce qu’on est en sécurité en Suisse?
Objectivement, oui. Proportionnellement au nombre d’habitants, on fait partie des pays où cela se passe plutôt bien. Le problème, justement, c’est qu’on se rapproche d’une utopie du risque 0, on aimerait faire disparaître totalement le crime et, pour cela, on prône les mauvaises solutions. Ce qu’il faut savoir, c’est que là où on punit le plus sévèrement, c’est aussi là où il y a le plus de crimes. Par exemple, aux États-Unis, le taux de meurtres est plus élevé dans les États avec la peine de mort. C’est ce qu’on appelle la théorie de la brutalisation. Si l’État règle ses comptes en tuant, pourquoi pas moi?

Finalement, si je vous donne une baguette magique, qu’est-ce que vous changez dans notre société?
J’abolis le Code pénal. Évidemment, c’est un peu provocateur, mais j’aimerais bien voir. Je ne suis pas un anarchiste absolu, mais pourquoi ne pas essayer un autre modèle de société? Je ne suis pas sûr que ce serait plus catastrophique. Bien sûr, c’est une utopie, mais est-ce que ce n’est pas utopique de croire que le système actuel, qui n’atteint pas son but aujourd’hui, y arrivera demain?