TEXTES: FABIEN FEISSLI
PHOTOS: SEBASTIEN BOVY

 

Directrice médicale du Centre du sommeil de Florimont, Tifenn Raffray incite les Suisses à se déculpabiliser de dormir beaucoup. Tomber dans les bras de Morphée est indispensable au bon fonctionnement de notre cerveau.
En un siècle, notre sommeil a été réduit de près d’une heure et demie par nuit. Une diminution radicale qui n’est pas sans conséquence sur notre santé. La psychiatre invite donc à repenser notre rythme de vie.
Pourtant, la quadragénaire l’assure: bien dormir, ce n’est pas si compliqué à apprendre. Avec un conseil principal: on ne va au lit que quand on a sommeil.

A Lausanne, le Centre du sommeil de Florimont accueille tous ceux pour qui dormir n’est pas un long rêve tranquille. Au quotidien, sa directrice médicale, Tifenn Raffray, et ses équipes observent, analysent et traitent les troubles du sommeil de leurs patients. La psychiatre spécialisée nous a reçus pour parler du dodo des Suisses.

À quel point est-ce que le sommeil est important dans notre quotidien?
C’est une question très complexe, car le rôle du sommeil reste encore très énigmatique. C’est un domaine qui n’est pas facile à étudier. Pour vous donner un exemple, le sommeil léger, qui est le plus important en termes de quantité, on ne sait toujours pas, aujourd’hui, à quoi il sert. Ce que l’on sait, en revanche, c’est que dormir est indispensable pour le cerveau. C’est le seul organe qui en a absolument besoin pour restaurer ses fonctions, notamment les capacités d’attention et de concentration. Il y a une sorte de drainage qui se fait pour éliminer les toxines. Le sommeil a une fonction de renforcement des défenses immunitaires et de récupération d’énergie.

Cela ressemble à quoi, la nuit idéale?
Cela dépend de plein de paramètres, il y a une grande variabilité d’une personne à l’autre. Certains petits dormeurs n’ont besoin que de cinq à six heures de sommeil, alors que, pour les gros dormeurs, cela va être plus de neuf. Mais 95% de la population dort entre sept et huit heures par nuit. La véritable question, en réalité, c’est de savoir comment on se sent la journée. Si on est en pleine forme, c’est qu’on dort bien. Si on est somnolent, c’est qu’on ne dort pas assez bien, en termes de quantité ou de qualité. En revanche, si vous êtes fatigué, cela peut être dû à de nombreux facteurs, à différentes maladies, ce n’est pas forcément lié à votre sommeil.

Bien dormir, c’est inné ou est-ce que cela s’apprend?
Cela s’apprend durant toute la vie, mais il y a bien sûr des personnes qui ont plus ou moins besoin d’apprendre. Chez les insomniaques, par exemple, on observe plus facilement un terrain familial à risque.

Sur quels aspects est-ce que l’on peut travailler?
Ce qui est très important, c’est d’aller au lit seulement si l’on a sommeil. Il ne faut surtout pas se forcer parce que c’est «l’heure» ou parce que c’est la fin du film. Il y a des portes d’entrée favorables dans le sommeil – on ressent un accès de somnolence durant dix à quinze minutes – et c’est ces moments-là qu’il faut essayer de viser. Par ailleurs, si vous avez des problèmes d’endormissement, cela ne sert à rien de rester au lit. Le sommeil est un rebelle, on ne peut pas le provoquer, hormis avec des médicaments. Il vaut donc mieux se lever, avoir une activité calme et réessayer plus tard, quand on sent des signes de sommeil.

Pourquoi ne faut-il pas rester dans son lit?
L’idée, c’est de garder la chambre et le lit pour le sommeil. Enfant, on a des rituels qui envoient le message que cela va être le moment de dormir. Donc il faut éviter d’y rester pour ressasser ou d’avoir d’autres activités comme lire ou jouer sur l’ordinateur. Le risque, à la longue, c’est que le cerveau finisse par se déconditionner du fait qu’un lit, c’est fait pour dormir.

«Le sommeil léger, qui est le plus important en termes de quantité, on ne sait toujours pas à quoi il sert.»

Tifenn Raffray, Directrice médicale du Centre du sommeil de Florimont

Comment dorment les Suisses?
Grâce aux études menées par le Centre hospitalier universitaire vaudois, on en sait davantage sur les Lausannois que sur les Suisses. Mais c’est très proche de ce qu’on retrouve dans toutes les populations occidentales. Il y a environ un tiers des personnes, en majorité des femmes, qui se plaignent d’insomnies et environ 20% des gens qui consomment un médicament pour dormir au moins une fois par mois. De manière générale, ce qu’on peut dire, c’est que l’on ne dort pas suffisamment. En un siècle, on a perdu une heure et demie de sommeil. Cette diminution a commencé avec l’invention de l’électricité, qui nous a permis de veiller plus tard et de travailler la nuit.

Quels sont les impacts sur notre santé?
Ils sont multiples. À court terme, cela peut être de la somnolence, des maux de tête, une irritabilité. À long terme, cela favorise les maladies cardiovasculaires, le diabète ou les dépressions. On sait également que les personnes avec des horaires irréguliers ont des risques plus élevés de cancer. Ce n’est donc en aucun cas une perte de temps de dormir.

Le sommeil souffre d’un problème d’image?
C’est vrai qu’il n’est pas forcément vu comme très utile. C’est la chose sur laquelle on a l’impression de pouvoir rogner. D’ailleurs le manque de temps est l’argument principal pour ne pas dormir assez. Quand les gens ont un travail, une famille et des activités de loisir, l’équation peut être difficile à résoudre. Il faut donc réfléchir à comment réorganiser son mode de vie. C’est encore récent et cela ne concerne pas tout le monde, mais j’ai l’impression que cela commence à changer, il y a une prise de conscience que le sommeil est important. On passe un tiers de notre vie à dormir. Si ce n’était pas indispensable, ce serait la plus grosse erreur que la nature ait faite.

Quelles sont les solutions?
À mes yeux, il y a quelque chose de très important qu’il faudrait changer au niveau de la société. Chez les adolescents, il est normal d’être un couche-tard, c’est physiologique, et pourtant on leur demande d’aller en cours pour 7 heures. Je pense que l’on devrait adopter des horaires plus en rapport avec leur rythme biologique. Cela ne veut pas dire commencer à midi, mais juste une heure de décalage, cela changerait déjà beaucoup. Plusieurs États américains et quelques pays européens commencent à s’y mettre, donc on peut espérer que cela change aussi chez nous un jour. Sinon, à titre individuel, ce qu’il faut absolument, c’est se déculpabiliser de dormir. Vous aurez peut-être moins de temps dans vos journées, mais vous serez plus performant. L’autre chose, en cas de troubles du sommeil, c’est de ne pas avoir recours immédiatement aux somnifères et de savoir qu’il existe des solutions non médicamenteuses qui ne sont pas très compliquées à mettre en place.