TEXTES: FABIEN FEISSLI
PHOTOS: SEBASTIEN BOVY

 

Depuis la création de Facebook, en 2004, les réseaux sociaux ont chamboulé notre quotidien. Souvent décriés, ils ont, bien évidemment, aussi des qualités.
Spécialiste des usages du numérique, Olivier Glassey souligne la manière dont ils ont changé notre communication et décrypte leur évolution passée et future.
Le sociologue assure que ces réseaux ne sont pas encore arrivés à maturité. Pour l’avenir, il espère des plateformes plus efficaces qui nous permettent de véritablement gagner du temps.

 

Sociologue spécialisé dans les usages du numérique à l’Université de Lausanne, Olivier Glassey nous a reçu pour évoquer l’évolution des réseaux sociaux et, surtout, leur influence sur notre quotidien.

En quoi les réseaux sociaux sont sociaux?
C’est vrai qu’ils permettent une communication entre les personnes. Mais, si on les examine, on est loin du social. Ces réseaux restent des outils techniques qui tentent, sans y parvenir, de restituer la flexibilité et la richesse des échanges qu’on peut avoir entre humains. À l’origine, ce sont les promoteurs de ces outils qui ont décrété qu’ils étaient «sociaux». Le but était de donner un vernis social à une action technique. Les exemples sont nombreux comme le fait de dire «ajouter un ami» pour décrire l’ajout de contacts sur Facebook. Malgré ou grâce à ce type d’«usurpation», ils sont désormais rentrés dans notre vie quotidienne. Ce sont devenus des outils de plus en plus importants de notre communication interpersonnelle.

Facebook existe depuis 15 ans, qu’est-ce que cela a changé dans nos vies?
On peut prendre l’exemple de nos photographies: certains se souviennent, sans doute, d’une époque où, quand on prenait une photo, il fallait ensuite la développer et on gardait un unique exemplaire dans un album qu’on partageait avec un petit nombre de personnes. Aujourd’hui, quand on prend une photo, la question de la diffusion de cette image se pose immédiatement. Il y a là tout un enjeu sur la manière de se donner à voir, mais aussi de se faire juger par les autres. Pour le formuler d’une manière plus générale, des pratiques qui étaient de l’ordre du privé ont basculé dans un univers connecté et cela change la manière dont nous construisons notre identité sociale.

Quand on parle des réseaux sociaux, on a souvent tendance à pointer leurs défauts. Mais quels sont les points positifs?
Il ne faut pas oublier que cela permet de maintenir des liens avec des gens qu’on n’aurait plus forcément l’occasion de voir. Pour certains, cela permet également de se sentir moins seul et de rencontrer des gens qui partagent les mêmes centres d’intérêt. L’autre chose, c’est que tout le monde peut voir son avis publié et chacun peut avoir l’impression d’avoir son mot à dire. Corollaire de cela, il y a une remise en cause des hiérarchies traditionnelles, notamment vis-à-vis des experts. La question qui se pose, c’est: est-ce que, sur les réseaux, tous les avis se valent?

Vous ne mentionnez pas tous les mouvements qui ont été rendus possibles comme le Printemps arabe ou la grève pour le climat?
C’est vrai que la communication est facilitée et que cela permet des prises de conscience collective ainsi que des formes de mobilisation plus réactives. Mais, cet accélérateur émotionnel est, par essence, ambivalent. Les mêmes mécanismes qui peuvent effectivement servir des causes nobles animent parfois des processus plus sinistres comme, par exemple, des phénomènes de lynchages ou de harcèlements.

«Il y a tout un enjeu sur la manière de se faire juger par les autres.»

Olivier Glassey, Sociologue spécialisé dans les usages du numérique

Justement, quelles sont les grandes problématiques soulevées par les réseaux sociaux?
Une des craintes apparues très tôt, et sans doute avec raison, c’est que l’utilisateur ne sache pas comment protéger sa sphère privée. Une autre grande inquiétude est la portée des exploitations commerciales et politiques des réseaux sociaux. Ce n’est pas seulement ce qu’on leur fournit comme information, mais aussi comment est-ce qu’ils reconstituent, à travers leurs algorithmes, l’illusion du monde social qui nous entoure. Facebook et les autres calculent en permanence ce qui est, selon eux, bien pour nous et trient les informations qu’ils mettent en avant. Le problème, c’est que ce processus est totalement opaque. Une autre difficulté, c’est comment naviguer dans la masse des informations accessibles. Comment trier le vrai du faux? Ce n’est pas une simple question d’éducation de l’utilisateur, c’est juste que c’est, objectivement, difficile de s’y retrouver.

Au final, quel bilan est-ce que vous tirez de tout ça?
Le bilan que je tire n’est ni positif ni négatif, c’est un processus d’apprentissage, parfois réjouissant, parfois douloureux, qui n’est pas terminé. À titre personnel, je regrette que l’esprit d’ouverture des débuts se soit transformé en une situation nettement plus fermée où une poignée d’entreprises contrôlent une large part du Net. Mais il est sans doute trop tôt pour tirer un bilan définitif. Par exemple, je me demande quel type de souvenirs nous fabriquons avec les réseaux sociaux? Pour le dire autrement: est-ce qu’un jour on regrettera d’avoir passé autant de temps dessus?

Quels sont les enjeux pour les années à venir?
L’un des principaux, c’est la régulation de ces plateformes. À qui appartient la responsabilité de la validation, du contrôle voir, dans certains cas, de la censure de ce qui est partagé en ligne? Depuis des années, ces plateformes se sont battues pour dire qu’elles n’ont pas de responsabilité éditoriale, mais c’est une ligne de défense qui est de plus en plus difficile à tenir. Le problème, c’est qu’elles n’ont ni l’envie ni les moyens de gérer les réseaux tentaculaires qu’elles ont créés. Un autre enjeu, c’est la cohabitation avec les robots sociaux qui sont déjà nombreux sur les réseaux et que les développements de l’intelligence artificielle rendent de plus en plus difficile à distinguer des humains.

Est-ce que ces réseaux sont arrivés à maturité?
Je ne pense pas. Nous sommes toujours en train de découvrir ce qu’on veut faire, ou pas, avec les réseaux sociaux. Peut-être que l’avenir, c’est d’apprendre à s’en servir de manière plus efficace, c’est-à-dire de pouvoir les utiliser comme des outils sans en subir la dictature. Il y a une vraie fatigue à être connecté en permanence et nous avons encore beaucoup à inventer en termes de civilité sur les réseaux sociaux.

Comment est-ce que nous pouvons nous montrer plus polis?
Très souvent il faut se poser la question «est-ce qu’on aimerait recevoir le message que l’on va envoyer». On voit régulièrement un décalage entre la manière dont les personnes souhaitent être traitées et ce qu’elles font elles-mêmes. Il faut penser que, lorsqu’on communique, on demande aux autres de l’attention. La frugalité informationnelle deviendra, peut-être, une forme de politesse.