TEXTES: Trinidad barleycorn
PHOTOS: bernard python

La communauté espérantophone, qui compte plus de deux millions de personnes à travers 130 pays, est en plein essor depuis l’apparition d’Internet et l’introduction de l’espéranto sur la plateforme d’apprentissage gratuite Duolingo.

Native de La Chaux-de-Fonds, Mireille Grosjean, présidente de la Ligue internationale des enseignants espérantistes, se passionne pour cette langue depuis près de 35 ans.

Ses petits-fils, Samuel et Romain Bélisle, font même partie des rares denaskuloj (les personnes pour qui l’espéranto est l’une des langues maternelles). Ces derniers seraient 2000 dans le monde et une quinzaine en Suisse.

UNE LANGUE UNIVERSELLE
En 1887, le médecin polonais Ludwik Zamenhof crée l’espéranto dans l’espoir qu’une langue universelle neutre atténuerait les tensions entre les peuples. Le vocabulaire vient principalement du français, de l’allemand, de l’anglais et du latin. En 1908, le Suisse Hector Hodler (fils du peintre Ferdinand Hodler) fonde, à Genève, l’Association universelle d’espéranto, aujourd’hui basée à Rotterdam. Mort en 1917, Zamenhof a été nommé douze fois au Prix Nobel de la paix. .

La tri generacioj de la familio Bélisle-Grosjean parolas esperanton (les trois générations de la famille Bélisle-Grosjean parlent espéranto)! Il y a d’abord Mireille Grosjean, 73 ans, professeure d’allemand à la retraite, polyglotte (six langues «et demie» en comptant son niveau basique de japonais), présidente de la Ligue internationale des enseignants espérantistes – active dans 70 pays – et coprésidente de la Société suisse d’espéranto. Il y a aussi sa fille, Marion Bélisle, 43 ans, violoncelliste et employée de commerce, son gendre, au travail le jour de notre visite, et ses petits-fils Samuel, gymnasien de 17 ans et Romain, 21 ans, retenu ce jour-là par ses études d’architecture à Lausanne.
«J’ai découvert l’espéranto, en 1985, au hasard d’une exposition, se souvient Mireille. Nous venions de passer un mois au Japon et avions eu de la peine à trouver des gens parlant anglais. Quand j’ai vu qu’il y avait une importante communauté espérantophone dans ce pays, j’ai eu envie de m’y mettre.» Son mari et ses deux filles font alors de même. L’aînée, Marion, s’engagera ensuite davantage dans le mouvement et participera aux congrès internationaux annuels, lieux de retrouvailles pour espérantophones de tous horizons.
Avec son époux québécois, rencontré au Centre culturel espérantiste de La Chaux-de-Fonds, où il suivait des cours, Marion Bélisle parle français. «Mais nous voulions que nos fils soient bilingues, explique-t-elle, car cela facilite l’acquisition d’autres langues par la suite. J’ai d’abord envisagé de leur apprendre l’allemand ou l’anglais, mais j’étais plus à l’aise en espéranto.»

.

«J’ai découvert l’espéranto par hasard, en 1985, au Japon.»

Mireille Grosjean, présidente de la ligue internationale des enseignants espérantistes

L’ESPÉRANTO EST UNE VÉRITABLE CULTURE QUI COMPTE, PAR EXEMPLE, DES GROUPES
DE MUSIQUE ET MÊME DES LABELS SPÉCIALISÉS.

«L’espéranto, c’est aussi une culture riche avec sa littérature,
sa musique, des associations et un wikipédia comptant
260 000 articles.»

Mireille Grosjean, présidente de la ligue internationale des enseignants espérantistes

L’ESPERANTO, STAR à LA CHAUX-DE-FONDS

Depuis 1968, la présence du Centre culturel espérantiste et celle du Centre de documentation et d’étude de la langue internationale, deuxième plus grande collection au monde de documents en espéranto après celle du Musée international d’espéranto de Vienne, font de La Chaux-de-Fonds l’un des carrefours mondiaux de l’Espérantie.

Parler une «langue bizarre», comme la qualifiaient ses camarades durant l’enfance, n’a jamais gêné Samuel. «Je n’ai pas subi de moqueries, car la plupart étaient aussi bilingues. La seule différence, c’est que, lorsqu’ils rentraient dans leur pays d’origine durant les vacances, moi, je découvrais, à chaque fois, un autre pays grâce aux congrès. Je l’ai toujours vu comme une chance.»
Deux millions de locuteurs dans le monde, un millier en Suisse: en l’absence de recensement, difficile d’être plus précis. Ce dont on est sûr, par contre, c’est que la création en 2002 du site lernu.net, puis l’introduction de la langue sur Duolingo, en 2015, ont engendré un vif regain de popularité. «Deux mille nouveaux élèves s’inscrivent chaque jour!» se réjouit Mireille Grosjean, qui bourlingue à travers la planète pour assurer ses fonctions et passe, chaque année, deux mois au Bénin avec son association Savoir Sans Barrières. «L’espéranto, c’est aussi une culture riche avec sa littérature, sa musique, des associations et un Wikipédia comptant 260 000 articles.» Sans oublier le Pasporta Servo, précurseur du couchsurfing, qui depuis 1966, recense les espérantophones prêts à en loger d’autres gratuitement. «Une façon idéale de découvrir le monde sans se heurter à la barrière linguistique», relève Samuel. Et d’ajouter: «On peut tout faire en espéranto: avoir un clavier adapté sur son smartphone, utiliser Firefox, Facebook et même Minecraft (réd: jeu vidéo)!».

«L’espéranto m’a énormément aidé à apprendre l’allemand et l’anglais. Mon rêve serait qu’il soit enseigné à l’école pour que tous puissent avoir la même facilité que j’ai eue.»

Samuel Bélisle, petit-fils de mireille grosjean, dont l’epéranto est la langue maternelle

L’engouement mondial pour l’idiome s’explique également par sa facilité: 60 heures suffisent pour les francophones qui ont appris l’allemand et l’anglais, une centaine pour les autres. «Il n’y a que seize règles de grammaire et aucune exception», rappelle Mireille Grosjean. Ce qui lui vaut d’être enseigné, dans de nombreuses écoles en Europe, comme première langue étrangère pour son caractère préparatoire à l’apprentissage d’autres langues. Mais, en Suisse, seul l’établissement privé de la Grande Ourse, à La Chaux-de-Fonds, l’a mis au programme obligatoire. «L’espéranto m’a énormément aidé à apprendre l’allemand et l’anglais, confie Samuel. Mon rêve serait qu’il soit enseigné à l’école pour que tous puissent avoir la même facilité que j’ai eue.»  Outre sa simplicité et l’ouverture au monde qu’il implique, l’espéranto plaît aussi par son côté apatride. «Il n’est à personne, souligne Mireille. Tous les locuteurs sont sur un pied d’égalité. Tandis qu’avec l’anglais, les natifs seront toujours avantagés.» Le nombre croissant de denaskuloj ne devrait pas changer la donne tant leur niveau peut être vite rattrapé. Et l’accent n’a pas grande importance. «Les denaskuloj n’avaient pas été prévus par Ludwik Zamenhof quand il a créé l’espéranto. Mais, avec les congrès, des histoires d’amour naissent entre gens qui n’ont souvent que cette langue commune.» Samuel peut en témoigner: il a lui-même rencontré sa copine lors d’un congrès de jeunes cet été. Elle a 17 ans et vit à Prague. «Nous parlons tous deux anglais, je me suis mis au tchèque et elle au français, mais c’est l’espéranto qui est resté entre nous.» Et s’ils venaient un jour à fonder une famille, leurs enfants seraient des denaskuloj? «Évidemment!».