TEXTES: DELPHINE RIAND
PHOTOS: MAXIME FAYET

 

Marie-Bernard Gillioz est une vigneronne au parcours atypique. Enseignante, elle a bifurqué pour s’occuper de la vigne.
Alors qu’elle se lance, dans les années 1990, elle doit faire face à de nombreux stéréotypes dans un univers viticole très masculin.
Proche de la terre et aimant les défis, elle ne se démonte pas et prouve que l’on peut produire des vins de qualité sans pesticides.

 

«Et pourquoi pas?» C’est la philosophie de Marie-Bernard Gillioz. Elle la brandit comme une baguette magique pour expliquer le succès de son parcours, qui l’a conduite de la salle des maîtres de l’école primaire à la gestion de sa petite cave à Grimisuat (VS) en passant par… les distilleries écossaises. Il faut dire qu’au niveau professionnel la Valaisanne a le chic pour se réinventer. Enseignante de formation, elle entame à peine sa carrière lorsqu’elle comprend qu’il lui manque un truc. «J’ai toujours été proche de la nature et je voulais faire quelque chose de mes mains, alors j’ai commencé à chercher des formations en lien. Au début, je me dirigeais plutôt vers un apprentissage d’horticultrice, mais, comme j’avais fait des études, on m’a conseillé d’aller à Changins (VD). Finalement, je me suis lancée.» Un pari osé, surtout au début des années 1980.

«Mon patron avait la trouille»

À l’époque, les femmes travaillent à l’entretien de la vigne pour l’effeuillage ou les vendanges, mais très peu d’entre elles ont accès aux caves. Marie-Bernard ne fait pas exception. Après avoir cherché un emploi pendant plusieurs mois, elle finit par trouver une place de stage chez un viticulteur de l’autre côté du Röstigraben. La distance avec son Valais natal ne lui fait pas peur. À presque 30 ans, elle sait avoir trouvé sa voie et rêve d’apprendre le métier de son papa, lui-même vigneron. Mais, en posant ses valises à Zurich, la jeune femme déchante quelque peu.
Dans le milieu viticole comme ailleurs, les stéréotypes de genre ont la peau dure, toute diplômée qu’elle soit. «Quand je suis arrivée à la cave, le patron avait décidé de changer les termes du contrat. J’étais censée commencer un stage, mais comme il n’avait jamais engagé de femme avant moi, il voulait que je fasse un mois d’essai. En fait, il avait la trouille.» Bonne joueuse, elle accepte le marché, qui finira par se retourner contre son employeur. «J’étais là depuis une semaine ou deux quand une cave m’a proposé un poste de chef de culture à Sion. J’ai accepté tout de suite et je suis rentrée en Valais après mon mois d’essai, qui finalement tombait à pic. Mon patron était très fâché!» se souvient-elle avec un sourire malicieux. Après cet «heureux hasard», elle restera huit ans dans la Maison Bonvin, qui déjà à l’époque bénéficiait d’une certaine notoriété. Et puis, comme ça, petit à petit, l’idée de se mettre à son compte germe dans son esprit. L’envie de faire son propre produit, d’y intégrer ses valeurs, son amour de la terre, de développer une entreprise à taille humaine, tout cela la titille, mais il y a l’appréhension à dompter, la concurrence à prendre en compte, le risque de tout perdre… «Je n’aurais jamais osé si mon mari ne m’avait pas dit d’y aller. C’était mon plus grand fan et c’est lui qui m’a convaincue.»

«J’ai toujours été proche de la nature et je voulais faire quelque chose de mes mains.»

Marie-Bernard Gillioz, vigneronne

Une colonie de cactus dans ses vignes

Les débuts de la grande aventure ne sont pas simples. Il lui faut convaincre les banques de lui prêter de l’argent, trouver les propriétaires qui acceptent de lui louer leurs vignes, faire fi des remarques désobligeantes. «Mes copines me disaient que j’étais folle, d’autres me répétaient que j’avais de la chance d’avoir un mari médecin qui me permettait d’avoir des hobbies. Alors j’ai arrêté de raconter et j’ai fait les choses dans mon coin.» Outre son statut de femme qui n’aide pas à la reconnaissance, l’œnologue doit faire face à un autre type de critiques. «On disait que mes vignes étaient sales!» se rappelle-t-elle non sans une pointe d’ironie. En cause, les herbes folles qui parsèment le sol sous ses ceps. Parce que Marie-Bernard a un temps d’avance et se refuse à utiliser de l’herbicide. Son credo: faire un bon produit tout en restant le plus proche possible de la nature, «en respectant l’environnement comme on respecte les gens». Pionnière en matière de production intégrée, un concept de viticulture durable qui s’engage à préserver la biodiversité, la vigneronne a dû batailler pour faire reconnaître sa façon de faire.
«Aujourd’hui, ça paraît logique de vouloir limiter les pesticides. Mais ça a pris du temps pour faire comprendre que c’était possible de faire sans produits chimiques, ou en tout cas de les diminuer.» Passionnée de botanique, la vigneronne apprivoise les plantes de ses parcelles, qu’elle agrémente d’arbres fruitiers juste pour le plaisir. Elle va même jusqu’à entretenir une colonie de cactus qui a élu domicile dans l’un de ses vignobles sédunois. Mais, si préserver l’environnement est une priorité, Marie-Bernard ne perd pas de vue qu’elle doit aussi produire pour rester rentable. «Tu ne peux pas dire que tes raisins sont moins beaux parce que tu n’as pas traité. Le but, ça reste de faire du vin de qualité si tu veux pouvoir payer tes factures.» Après 27 ans de carrière en solo et 18 000 bouteilles annuelles, on peut dire que la formule est approuvée. Tant par ses pairs que par ses clients, dont une certaine Viola Amherd, conseillère fédérale, conquise par les crus que l’œnologue est venue lui présenter directement au Palais fédéral. Son domaine – situé sur les communes de Sion et de Saint-Léonard – s’est agrandi avec le temps, et sa carte des vins aussi. Avec quelques surprises en prime. Dans sa cave, sur la table de présentation trône une bouteille d’un tout autre genre. Le packaging haut de gamme et le prix avoisinant les 150 francs nous mettent la puce à l’oreille. «C’est du whisky, élevé dans une de mes barriques», nous confie la vigneronne.

Le whisky, c’est la dernière trouvaille de Marie-Bernard. Elle doit son immersion dans le «scotch» à un drôle d’homme en kilt. «Lors d’une dégustation à la cave, il y a quatre ou cinq ans, un monsieur en jupe que je ne connaissais pas a longuement insisté pour m’acheter une barrique… vide», raconte la Valaisanne, qui précise: «Moi, je pensais qu’il avait un peu trop bu, mais non!» L’homme en question est propriétaire d’une distillerie en Écosse et veut élever du whisky dans un tonneau à vin. Le projet est suffisamment farfelu pour plaire à la vigneronne. Depuis, Marie-Bernard sillonne les distilleries écossaises chaque année, flanquée de son ami Raphy, fin connaisseur de whisky et propriétaire d’un commerce de liqueurs à Monthey, pour choisir le nectar qui remplira sa barrique. Au total, près de 225 litres de whisky – «moins la part des anges» – teintés des arômes de cornalin, de petite arvine ou autres cépages valaisans passent la frontière helvétique chaque hiver. Numérotées et mises en vente sur son site Internet, les bouteilles s’arrachent comme des petits scones. Alors qu’on se réjouit déjà de la prochaine idée insolite, la Valaisanne freine gentiment nos ardeurs. «Je fais du vin avant tout et j’ai suffisamment de travail pour le moment. Je songe d’ailleurs à diminuer un peu pour pouvoir profiter plus de la vie.»