Textes: Lauren von Beust
Illustrations : Anaïs Lou

En dix ans de mariage, Delphine* n’a pas su définir les violences conjugales qu’elle vivait au quotidien.
Comme deux femmes sur cinq, en Suisse, elle a subi des pressions psychologiques et des rapports sexuels non désirés de la part de son mari.
Aujourd’hui séparée, cette quarantenaire confie son histoire.

*Prénom d’emprunt. La plupart de ses proches – amis comme membres de sa famille – n’étant pas au courant de son histoire, ou du moins n’en connaissant pas les détails, Delphine préfère garder l’anonymat.

Delphine a quitté son mari en février 2016. Elle taira le nom de son ex-conjoint. Pour plus d’intimité, elle ferme la porte de son bureau, qui donne sur un grand couloir. Elle a choisi son lieu de travail pour relater son passé. Si elle arrive, aujourd’hui, à parler aussi librement des violences conjugales dont elle a été victime, c’est qu’elle a acquis «suffisamment de distance et de recul grâce à la thérapie», comme elle l’explique.
Sa vie de couple commence en 2006. Après une année de relation avec son conjoint, elle tombe enceinte. «Il avait un avis très tranché sur ce que je pouvais faire ou ne pas faire pendant ma grossesse. Je ne m’en rendais pas compte à l’époque, mais j’étais déjà en train de perdre le droit de décider de mon propre corps», explique Delphine, aujourd’hui mère de deux garçons. Il s’agit des premiers signaux des manipulations psychologiques de son mari, dont elle sera victime pendant une dizaine d’années. «Depuis notre première rencontre, il avait été le prince charmant. Il se montrait attentif et généreux en public. Lorsque ça a commencé à coincer entre nous, je n’ai rien dit. Je m’autopersuadais que j’avais fait le bon choix. Mais j’ai retrouvé, par la suite, des messages dans lesquels je disais ne pas être sûre de vouloir aller jusqu’au mariage…» se souvient Delphine. Pourtant, elle épousera son compagnon après la naissance de leur premier enfant.

«J’ai été choquée»

Si l’époux de Delphine se montre tout à fait correct en société, il est tout autre dans le cercle privé. «Mon premier choc a été le moment où il m’a enlevé ma culotte en pleine rue, me disant que je me sentirais mieux sans rien…» relate-t-elle en évoquant cette balade dans un quartier huppé. Chez lui, tout semble violemment ramené à la sexualité. Delphine doit plaire à son homme. Et, même si cela lui déplaît, elle cède aux arguments de ce dernier. «Sur le coup, même si j’ai été choquée, je me suis dit qu’il devait avoir raison…»
Delphine commence sérieusement à douter d’elle-même et de son corps, au point de ne plus être vraiment sûre de ce qu’elle ressent au plus profond d’elle-même.

je croyais au cliché du mari violent qui bat sa femme uniquement lorsqu’il a trop bu.

Delphine

Une sexualité violente

En 2012, ils commencent une thérapie de couple. Sur le plan sexuel, Delphine n’est pas sur la même longueur d’onde que son mari. Mais, après quelques séances, la thérapie ne semble mener nulle part. Lors de la dernière consultation, la psychothérapeute lâche discrètement à sa patiente: «Faites comme vous voulez, mais sauvez-vous de là!» Sur le moment, Delphine ne comprend pas. «Il m’a fallu trois ans pour déchiffrer ce message», confirme-t-elle.
Son époux veut des relations sexuelles régulières au point de la réveiller pendant la nuit lorsque l’envie lui en prend. «Il voulait que je dorme toute nue, alors c’est ce que j’ai commencé à faire. Et, si je m’opposais, ça partait en cacahuète, donc je n’avais pas vraiment le choix», évoque-t-elle. «Arrête de pleurer, j’ai l’impression de te violer», lui lance son mari pendant 4 4 l’acte. Delphine poursuit: «Je ne lui ai jamais dit clairement non, mais mon corps s’exprimait à sa façon. Mes larmes traduisaient mon mal-être…»

Définir la violence

Pendant ces années de relation, Delphine n’imagine à aucun moment pouvoir être victime de violences conjugales. «Je croyais au cliché du mari violent qui bat sa femme uniquement lorsqu’il a trop bu», reconnaît-elle aujourd’hui. Après avoir quitté le domicile conjugal, elle raconte à une collègue ce qui lui arrive. Cette dernière lui conseille de se rendre dans une association venant en aide aux femmes victimes de violences conjugales. Grâce à des séances régulières, Delphine mettra enfin le mot «viol» sur ce qu’elle a régulièrement subi au sein de la sphère conjugale. Ses amies le savent, pour la plupart, mais sa famille l’ignore.

À l’époque, Delphine doit endurer la colère de son mari à la moindre contrariété. Ses excès de voix surtout. «Il avait parfois des gestes brusques envers les enfants, mais il n’a, cependant, jamais levé la main sur moi. Je crois qu’il connaissait mon seuil de tolérance. Il n’avait pas intérêt à frapper les garçons!» lance-t-elle. Avec l’aide d’une amie, elle met en place un stratagème pour les situations d’urgence. «Si elle recevait un certain message, de jour comme de nuit, cela voulait dire que j’étais en danger et qu’elle devait immédiatement appeler la police», raconte Delphine avec sa voix douce.
Un soir d’été 2015, c’est le déclin. Le souper se termine par une colère immense. «Il s’est levé de table et a crié: «Je vais tuer quelqu’un…» se souvient Delphine, comme si ce cauchemar s’était déroulé la veille. «À ce moment-là, mon instinct de survie a pris le dessus.» Delphine quittera définitivement le domicile avec ses enfants quelques mois plus tard, le temps de prendre des dispositions juridiques. «J’avais toujours trouvé plus dangereux de partir que de rester avec lui. Mais j’y serais restée pour de bon.»

«Un climat de violence»

Après dix ans de mariage, sa reconstruction passe, aujourd’hui, par ses enfants de 9 et 11 ans. «J’essayais de les protéger, mais je me suis rendu compte qu’ils avaient vécu dans un climat de violence toute leur vie…» regrette-t-elle. Cette dernière profite de ses enfants la moitié de la semaine. Delphine vit actuellement avec son nouveau compagnon, «quelqu’un avec qui je me sens bien», dit-elle. Cette quadragénaire se reconstruit.
Cependant, ses expériences passées continuent d’altérer son présent. Delphine a encore de la peine à savoir ce qu’elle veut vraiment dans la vie. «Je ne me suis pas encore totalement retrouvée.» Mais elle est parvenue à marquer des limites au fer rouge. Dorénavant, elle se méfie davantage. «Il y a un danger sous-jacent à être empathique…» estime Delphine, comme avec regret. «Raconter ce que j’ai vécu, c’est une manière de sensibiliser au questionnement relatif aux violences domestiques. Car c’est en témoignant que l’on parviendra à rendre les gens attentifs…» conclut-elle.