TEXTES: LAUREN VON BEUST
ILLUSTRATIONS: ANAÏS LOU

En Suisse, selon l’Office fédéral de la santé, une femme sur cinq est maltraitée physiquement ou sexuellement par un conjoint au cours de sa vie.
Jane* a subi les violences de son mari pendant plus de vingt ans. Survivante, cette sexagénaire, aujourd’hui à la retraite, raconte la terreur du passé.
Elle a choisi de partager son histoire en espérant que son expérience permettra d’aider les victimes de violences conjugales.

* Prénom d’emprunt. La plupart de ses proches – amis comme membres de sa famille – n’étant pas au courant de son histoire, ou du moins n’en connaissant pas les détails, Jane préfère garder l’anonymat.

Dans ce restaurant valaisan, Jane s’installe près de la fenêtre qui donne sur une rue principale. Elle a choisi un lieu où elle se sent en sécurité pour parler de son passé. Sa tasse de café entre les mains, elle prend quelques secondes avant de commencer son récit. Ce passé l’a marquée, et aujourd’hui elle veut le partager. La soixantenaire se remémore un soir décisif, quelques années plus tôt. Devant la télévision, elle souhaite regarder une émission en particulier. Assis à côté d’elle, son mari refuse catégoriquement et se met en colère. «Il criait et me jetait des objets à la figure, se souvient Jane. À un moment donné, il y avait une telle haine dans ses yeux, j’y ai vu la mort. Il voulait me tuer, c’est sûr. Il était devenu fou!» La violence de son conjoint n’avait jamais été aussi intense.
Un enjeu de vie ou de mort pour Jane. Depuis la mort de son mari, elle tait le prénom de ce dernier. Elle ne le prononcera pas une seule fois pendant notre entretien. Après des années de thérapie, elle a opté pour un surnom, celui de «Dead Ex» («l’ex décédé»). C’est en ces termes qu’elle parle de lui désormais.
Jane décrit ses vingt ans de mariage comme une succession de «périodes en dents de scie». La tension monte souvent au sein du couple, jusqu’à l’explosion. Lorsqu’il consomme trop d’alcool, son époux perd le contrôle. Elle se réfugie souvent dans sa chambre, boules Quies dans les oreilles pour atténuer les cris. «Il me frappait uniquement quand il avait bu ou lorsque je montrais de la résistance», tient-elle à préciser. Comme la journée, la nuit est un calvaire. «Je devais dormir avec lui, même si je n’en avais pas envie. Mais il ne m’a jamais violée», ajoute-t-elle comme pour écarter tout soupçon de violences sexuelles. Jane s’arrête quelques secondes puis reprend la parole: «Il m’obligeait juste à avoir des rapports sexuels avec lui une fois par semaine. Je serrais les dents en attendant que ça se finisse… Oui, on peut voir ça comme un viol», réalise-t-elle finalement à demi-mot.
Si Jane remarque d’emblée chez Dead Ex «un comportement parfois lunatique», elle mettra dix ans avant de se rendre compte que l’homme qu’elle a épousé lui veut du mal. Pour échapper à cette vie conjugale pesante, Jane se réfugie dans son travail. «Il était jaloux de tout», explique-t-elle en accentuant chacun de ses mots.

Il me frappait uniquement quand il avait bu ou lorsque je montrais de la résistance.

Jane

«Pourquoi tu restes avec lui?»

Même s’ils vivent à l’étranger, la sœur et le beau-frère de Jane remarquent que quelque chose cloche au sein du couple. «Mais pourquoi tu restes avec lui?» lui demande plusieurs fois sa sœur. La question semble simple pour la personne qui la pose. «C’est facile à dire, soupire Jane en y repensant. Moi, j’avais tellement peur des représailles.» Plusieurs fois, son conjoint lui fait du chantage, la menaçant de tuer sa famille et ses amis si jamais elle s’en allait du domicile. «Si je tentais quoi que ce soit, je prenais des risques pour moi-même, mais aussi pour ceux que j’aimais.» Jane, qui avait autrefois divorcé d’un premier époux infidèle, était incapable d’en finir avec cette relation dangereuse. Quelques mois avant leur séparation, Jane invente des rendez-vous chez le médecin pour dissuader son mari de l’accompagner alors qu’elle commence une psychothérapie. Grâce à une association venant en aide aux victimes de violences conjugales, elle apprend à réduire l’emprise que son mari a sur elle et réunit également des preuves en vue d’un procès.
En 2013, après une opération à un genou, elle est physiquement diminuée. Comme elle est en congé maladie, son travail ne peut la sauver de cette sphère conjugale infernale. Elle est forcée de réaliser qu’elle ne peut plus vivre avec son mari et le prépare gentiment à cette idée. «Plus je lui parlais de séparation pire il devenait envers moi. Avec mes béquilles, il m’était impossible de m’échapper.» Jane se sent prisonnière. «Je vivais avec le téléphone dans mon soutien-gorge pour ne pas qu’il me le confisque», raconte-t-elle sans même un tremblement dans la voix. Un jour, elle appelle la police. Ce n’est pas la première fois. À son arrivée, la brigade constate l’abus d’alcool. Son mari est arrêté. Quelques mois plus tard, il est officiellement accusé de violences conjugales.
«Pendant cette période, j’ai vécu dans la terreur. Le concierge de l’immeuble m’escortait jusqu’à ma voiture», détaille celle qui avait toujours un spray au poivre dans son sac. Son mari la harcèle, l’appelant plus d’une centaine de fois par jour. Il la poursuit jusque dans les rayons des magasins et, lorsqu’elle rentre chez elle, il l’attend parfois sur le palier. Les mesures d’éloignement mises en place par la justice ne l’arrêtent pas.

Il fallait que je voie sa mise en terre pour m’assurer qu’il ne reviendrait pas me faire de mal.

Jane

Son mari décédera quelques mois plus tard, seul, chez lui. Ils sont officiellement séparés, mais Jane organise ses funérailles. «Il fallait que je voie sa mise en terre pour m’assurer qu’il ne reviendrait pas me faire de mal.» Après la mort de son mari, Jane a mis quelques mois pour élargir à nouveau son cercle social. Mais elle n’est plus la même aujourd’hui. «Différente», dit-elle. «J’ai appris à me méfier. Dorénavant, je parviens à cerner les gens plus rapidement et je mesure à qui j’ai envie d’avoir affaire», estime-t-elle.

«Je me reconstruis…»

Son rapport à la gente masculine n’est plus le même non plus. «Je n’ai plus eu de relations avec un homme depuis ce qui m’est arrivé. Et je n’ai plus aucune envie d’en avoir», affirme-t-elle, avec certitude. Pour elle, il est trop difficile de refaire confiance. Aujourd’hui, Jane assure être heureuse. «Je me reconstruis… » confie la sexagénaire. Alors qu’en Suisse, toutes les deux semaines, une personne perd la vie à la suite de violences domestiques. Jane insiste: «Je ne suis pas une victime mais une survivante.»