TEXTES: FABIEN FEISSLI
PHOTOS: MICHEL PERRET

Active dans toute la Suisse romande, l’entreprise Technogrues monte et démonte plusieurs centaines de grues chaque année. Une opération qui demande du matériel lourd et du doigté.
Pour éviter de bloquer le trafic, un certain nombre de ces missions doivent être menées de nuit. C’était le cas au centre-ville de Bulle ce vendredi soir-là.
Sous l’œil ébahi des passants, les ouvriers ont mis plus de six heures pour venir à bout de la structure de 41 mètres de haut.

La silhouette jaune de la grue se distingue à peine dans la nuit. Installé en octobre 2018, l’engin, culminant à plus de 41 mètres, a servi à bâtir un immeuble de logements au centre-ville de Bulle (FR). Son œuvre terminée, la gigantesque structure de près de 150 tonnes doit être démontée puis acheminée jusqu’à Châtel-Saint-Denis (FR), où elle surplombera un nouveau chantier. Une mission menée par l’entreprise Technogrues et son cofondateur, Jean-Christophe Thury. «Nous allons commencer par retirer les contrepoids à l’arrière de la cabine. Une grue, c’est avant tout le respect de l’équilibre», explique-t-il d’emblée, casque vissé sur la tête et cigarillo à la main. À ses côtés, son collègue Thierry Carrard s’équipe avec son harnais afin de monter au sommet de l’engin. Une fois là-haut, aidé par un autre opérateur spécialisé, il pourra démonter, une par une, les différentes sections de la structure.
Celles-ci seront, ensuite, ramenées au sol à l’aide d’une imposante grue mobile que les ouvriers sont en train d’installer dans la rue parallèle. «De plus en plus souvent, on doit travailler la nuit pour ne pas bloquer les villes et pour le confort des entreprises», explique Jean-Christophe Thury. Une situation qui ne l’arrange pas forcément. «C’est sûr qu’on n’a pas de problème avec la circulation. En revanche, c’est pénible au niveau de la vision. Et, d’un point de vue financier, c’est deux jours de perdus pour une nuit de travail: on ne peut pas bosser le jour avant, et le lendemain il faut quand même qu’on dorme un peu.»

De plus en plus souvent, on doit travailler la nuit pour ne pas bloquer les villes et pour le confort des entreprises.»

Jean-Christophe Tury, cofondateur de Technogrues

«La seule chose qui nous force à nous arrêter, c’est le vent.»

Thierry Carrard, cofondateur de technogrues

Tandis qu’il détaille le déroulement de la soirée, la cabine de la grue s’illumine dans son dos. Thierry Carrard et son collègue sont en place, les choses sérieuses peuvent commencer. Lestée de plus de 60 tonnes, la grue mobile déploie son bras télescopique sous l’œil des nombreux badauds qui se sont approchés pour assister au spectacle. «C’est très intéressant. On voit des grues tous les jours, mais on ne sait pas comment on les monte», souffle l’un d’eux. De quoi faire sourire Jean-Christophe Thury: «On les arrose et elles poussent.» Occupé à guider l’amarrage de la première pièce, la flèche de 55 mètres de long, il poursuit: «C’est sûr que c’est quelque chose de peu conventionnel. Une majorité des gens ne se rendent pas compte de ce qu’on fait.»
Le Fribourgeois regrette également que le public n’ait pas conscience du danger potentiel que représente l’opération. «Le risque zéro n’existe pas. En haut, on essaie de faire très attention, mais juste une petite goupille qui chute et cela peut être la catastrophe si elle tombe sur quelqu’un.» Comme pour confirmer ses appréhensions, un groupe de jeunes filles traverse la rue, passant à proximité de l’engin de chantier en pleine action.
Une fois l’amarrage terminé, la partie horizontale de la structure se détache du pilier et s’élève dans les airs, retenue par de lourdes chaînes. Obéissant aux gestes de la main du responsable, la grue mobile dépose l’immense section avec précision sur des cales. Si tous les habitants du quartier s’extasient, David Liard, le pilote, reste modeste. «Après plus de 30 ans de métier, c’est devenu la routine», assure le quinquagénaire, confortablement installé dans sa cabine. D’ici, il reçoit les ordres, par radio, de Thierry Carrard et de son collègue. Au sommet de la structure désormais décapitée, les lampes frontales des deux hommes scintillent par intermittence tandis qu’ils s’activent pour desserrer les huit boulons qui maintiennent chacune des sections ensemble.

«Faire attention à ne rien toucher»

Au fil des heures, la grue perd de la hauteur et se retrouve en pièces détachées sur le pavé. Charge à Jean-Christophe Thury de répartir chacune d’elles de manière équilibrée sur les huit semi-remorques prévus pour le transport. «Le défi, cela va être de prendre les ronds-points avec le bout de la flèche qui mesure 23 mètres», explique Nati Monnard, l’un des chauffeurs du soir. À la lueur des lampadaires publics et des projecteurs de chantier, le ballet des camions se répète. Jean-Christophe Thury guide les opérations avec calme, n’hésitant pas à hausser la voix quand il le faut. «C’est délicat parce que la grue est proche du bâtiment. On doit faire attention à ne rien toucher. Si on casse quelque chose, on n’a en tout cas pas gagné d’argent», précise-t-il.
Le quinquagénaire raconte avoir été piqué par le virus à l’âge de 20 ans. «C’est une passion, sinon, vous ne faites pas ce métier.» Il observe, toutefois, que la reconnaissance envers sa profession a évolué avec le temps. «Il y a 25 ans, on était valorisés, on avait tous les gens qu’on voulait pour nous aider. Aujourd’hui, je fais pratiquement tout tout seul.» Le chef d’entreprise regrette qu’il soit aussi compliqué de trouver des jeunes motivés à exercer cette profession. «Je ne comprends pas, c’est un boulot qui a beaucoup d’avantages, on est très indépendants», détaille-t-il avant de reprendre le travail.
Alors qu’il reste encore deux sections à démonter, la pluie vient s’ajouter à la nuit. «C’est encore plus dangereux, mais on ne va pas s’arrêter pour ça», affirme le responsable. Même son de cloche du côté de Thierry Carrard, qui est enfin de retour sur le plancher des vaches, le visage fatigué. «C’est sûr que ce n’est pas ce qu’il y a de mieux quand on est au sommet, mais la seule chose qui puisse nous forcer à interrompre le travail, c’est le vent.» Malgré l’heure tardive et la météo, les deux hommes gardent le sourire: «Ils nous ont promis une fondue à la fin!»