TEXTES ET PHOTOS:
SAMANTHA LUNDER

Forestier-bûcheron depuis une «dynastie», comme il aime le dire, Alain Tüller s’est passionné pour la recherche d’arbres particuliers: ceux qui servent à fabriquer des instruments de musique.
Ce bois de résonance, il sait le reconnaître au milieu de tous les autres. À l’affût du moindre détail, il est comme un poisson dans l’eau une fois plongé dans sa forêt.
Une écorce fine, un alignement parfait et aucun défaut, seulement un petit pour cent de chanceux correspond à ces critères bien spécifiques.

Sur le chemin qui mène au cœur de la forêt, dans la vallée de La Brévine (NE), Alain Tüller ressent déjà cette atmosphère si spéciale. «Avec un regard, une odeur, on sait tout de suite qu’on se trouve dans un endroit vivant, décrit-il, émerveillé. Vous voyez, le sol est vert, donc fertile, et une belle lumière pénètre à travers les feuilles, c’est un signe de santé.» Il lève les yeux vers le ciel, à la recherche de l’arbre parfait. En quelques minutes, il trouve sa perle rare. «Cet épicéa est magnifique, c’est un bon candidat pour le bois de résonance!» Il tourne tout autour pour l’observer de plus près. Ses mains se posent délicatement sur le tronc, «c’est bon signe, il n’y a pas de pourriture ni d’écoulement au niveau de son enracinement». Vient ensuite l’analyse de son écorce, très fine, qui correspond aussi aux critères. Alain s’écarte de quelques centimètres et regarde en hauteur pour s’assurer que l’arbre est bien droit. Le candidat passe l’examen haut la main. Le spécialiste semble ravi, quand soudain, en refaisant un tour, il s’exclame: «Mais j’ai trouvé un gros défaut… lance-t-il sur un ton plus grave. Malheureusement, il a perdu la course.» Il montre deux traînées noires à cinq mètres du sol, en plein sur le tronc. «Ce sont visiblement deux frottements, qui ont dû être faits par la chute d’un autre arbre ou le vent. C’est petit, mais cela suffit pour causer de gros dégâts à l’intérieur. Il y aura peut-être de la pourriture, on s’arrête donc là pour celui-ci.»
Déçu, Alain n’est de loin pas abattu: des situations comme celle-ci, il en vit des dizaines. Car le Neuchâtelois part à la recherche de ce bois de résonance, depuis vingt ans, dans les forêts du canton. C’est même une histoire de famille. «On est une dynastie de forestiers-bûcherons, mon grand-père, mon père, mon frère et maintenant mes trois neveux y baignent!» Pour lui, chercher ce bois est une passion et un moyen de valoriser son patrimoine. «On a toutes les qualités de terrain requises pour avoir ce bois: l’altitude, qui permet de conserver un climat frais où il se développe parfaitement, le lac et la forêt, c’est idéal.» Il explique que seulement un pour cent de ces arbres pourra, au final, être transformé en instruments de musique. «On sait que c’est extrêmement compliqué, alors, quand on constate les défauts que j’ai vus avant, on passe au suivant et c’est terminé. Mais, lorsqu’on trouve le bon, c’est valorisant, on coupe ce bois pour lui redonner vie.»

«Beaucoup de bois de haute qualité se trouvent dans cette forêt, mais tous ne peuvent pas être utilisés pour créer un violon ou une guitare.

Alain Tüller, forestier-bûcheron

Un arbre à piano… ou à charpente

Alors qu’un promeneur ne les remarquerait sûrement pas, Alain, lui, scrute les moindres détails des essences qui croisent sa route. «Vous voyez, ça, c’est un arbre qui saigne. Sans le couper, on sait déjà qu’il n’est pas bon, qu’il
se défend contre quelque chose.» Sur sa droite, il montre un autre épicéa au bas du tronc déformé, «en voilà encore un qui n’est plus dans la compétition, il fera une bonne charpente».
Le bois de résonance par excellence qu’il recherche, c’est celui de l’épicéa ou de l’érable. «Beaucoup qui sont de haute qualité se trouvent dans cette forêt, mais tous ne peuvent pas être utilisés pour créer un violon ou une guitare, continue le bûcheron. Le sapin blanc, l’hêtre et le frêne seront très bien pour faire des fenêtres, des portes ou des meubles.» En effet, pour avoir la chance de donner vie à un instrument de musique, le bois doit avoir une vitesse du son entre 5500 et 5800 mètres par seconde. «On calcule ça une fois que l’on coupe le tronc, c’est prouvé scientifiquement que ces chiffres correspondent à la bonne résonance.» Reste que, pour qu’un arbre devienne un de ces précieux instruments, des années de travail minutieux sont nécessaires.

250 ans pour avoir l’excellence

Un épicéa sera prêt à être coupé après 250 ans passés dans cette forêt. «Avant 100 ans, on dit que ça ne sert à rien de les abattre. Par exemple celui-ci, dans soixante ans, il aura un bon diamètre», ajoute-t-il en pointant le doigt vers un sapin blanc marqué d’un tampon blanc pour signifier qu’il a été élagué lorsque son tronc faisait 20 centimètres de largeur. «On les identifie ainsi pour dire à quel moment on a commencé cet élagage, c’est-à-dire à éliminer les branches tout autour, qui créent les défauts, complète Alain. Ces branches forment des nœuds à l’intérieur du tronc, ce qui est mauvais pour le bois de résonance, on n’en veut aucun.»
Pour le bûcheron, c’est une grande famille qu’il a devant lui. Ces arbres prêts à devenir instruments en cachent d’autres tout jeunes, que les futures générations se chargeront de couper. «Ce qui est sûr, c’est que ceux que j’identifie comme de qualité, ce n’est pas moi qui serai là pour les valoriser, il leur faudra encore grandir bien des années.»