TEXTES ET PHOTOS: YANIK SANSONNENS

Avni Morina est le dernier pêcheur professionnel d’Estavayer (FR). Arrivé du Kosovo en 1993, il a d’abord enchaîné les petits boulots durant cinq ans, dans la restauration, l’agriculture et la construction.
Sa rencontre, en 1998, avec un désormais retraité de la pêche a bouleversé sa vie. Avni a appris les ficelles du métier à ses côtés et a obtenu sa licence en 2009.
Amoureux du lac de Neuchâtel et de sa profession, il déplore néanmoins une inquiétante diminution du nombre de poissons.

Il est 7 h 30 ce début juin. La température est fraîche, mais le soleil illumine déjà le port d’Estavayer-le-Lac (FR). Avni Morina, 43 ans, marié et père de trois enfants, nous a donné rendez-vous à bord de son bateau: «Imagine». Le pêcheur est prêt à larguer les amarres pour relever les dix filets déployés dans le lac lors de sa première sortie du matin, vers 3h30 – 4h. L’endroit, pittoresque, est alors quasi désert. On aperçoit, tout juste, deux promeneurs, qui saluent l’ultime professionnel du coin. Seule une poignée de goélands vient troubler la quiétude ambiante. «Ceux qui sortent sur le lac sont des adeptes de la pêche de loisir, rien de plus. Depuis des années, le métier n’attire plus, entre autres parce qu’il laisse trop peu de temps libre et ne rapporte plus assez», regrette Avni. Nous prenons place dans son bateau. «Il est de fabrication suisse. Je devrais pouvoir l’utiliser encore vingt ans, car c’est du solide. Ici, à Estavayer, personne n’en construit, mais on sait les réparer.» À quelques centaines de mètres de la rive, Avni est saisi de ferveur: «Je ressens une grande sérénité au contact de l’eau. Cela contribue en partie à faire mon bonheur. J’apprécie chercher les meilleurs endroits pour poser mes filets, avant de collecter les poissons quelques heures plus tard. J’aime aussi préparer les poissons pêchés pour le traditionnel marché de Berne du samedi matin.»

«Il y a encore cinq ans, je ramenais 100 à 150 kilos de poissons par jour.
Aujourd’hui, je peine à dépasser les 20 kilos.»

Avni Morina, pêcheur

Le cormoran, grand ennemi

La saison de la perche est ouverte depuis quelques jours. Si le pêcheur espère retrouver ses filets remplis, il ne se fait guère d’illusions. «Il y a encore cinq ans, je ramenais 100 à 150 kg de poissons par jour. Désormais, je peine à dépasser les 20 kg, principalement à cause des cormorans. Il y a vingt ans, on dénombrait une dizaine de couples sur le lac de Neuchâtel. Aujourd’hui, c’est à peu près 2000 couples mqui pullulent ici et sur le lac de Morat», peste Avni. «C’est 400 tonnes de poisson par an que l’on perd», assure le pêcheur kosovar, qui accuse l’État d’inaction et pointe du doigt certaines organisations écologistes qui protègent ces oiseaux. Dans une moindre mesure, Avni cite «les micropolluants» comme autre facteur de la baisse considérable de son chiffre d’affaires. Pourtant, il ne ménage pas ses efforts, en se rendant chaque jour cinq fois sur le lac, été comme hiver. Il pose une dernière fois ses filets vers 20h. La meilleure période se situe entre juillet et novembre. Il y a surtout des bondelles, des palées et des perches. Les brochets c’est plutôt l’hiver et le printemps.

Le Léman, une autre mentalité

Avni Morina a aussi pêché sur le Léman. Il aidait un confrère de Gland (VD). Il y a constaté une différence de mentalité. «Sur le Léman, les pêcheurs sont globalement plus accueillants avec les étrangers. Je l’aime bien, ce lac, ça souffle généralement moins qu’ici, sauf quand la bise se lève.Là, c’est plus violent», précise-t-il.

 

 Certains poissons ne plaisent pas

Ce jour-là, Avni trouve une tanche, qu’il rejette à l’eau. «Les gens n’en veulent pas, car elles ont trop d’arêtes. Bon, si les cormorans ne cessent pas d’engloutir des tonnes de bons poissons, peut-être que ceux qui veulent absolument consommer local finiront par les manger.» Les temps sont durs, mais le pêcheur ne baisse pas les bras, car il adore son métier et n’en changerait pour rien au monde. Son parcours est atypique. Il aime à dire qu’une rencontre a marqué un tournant dans sa vie. Il y a vingt et un ans, avant de s’établir en Suisse, Avni pêchait, de temps à autre, dans une rivière du Kosovo. Il n’imaginait pas en faire son métier. «J’ai eu la chance de partager un verre avec un professionnel d’Estavayer. Il m’a proposé de l’accompagner pour lui prêter mainforte. Je l’ai assisté, pendant six ans, avant de devenir son associé. Le métier m’a passionné et je n’ai jamais songé à l’abandonner, malgré les difficultés à être accepté par les collègues», raconte-t-il. En 2002, il échoue lors du concours pour l’obtention du permis de pêche, mais ne se décourage pas et retente sa chance. Ce sera en 2009, car aucun papier n’a été octroyé, dans l’intervalle, en raison des quotas. «Nous étions quatre, dont trois fils de pêcheurs, pour trois permis. Résultat: je l’ai eu avec les meilleures notes parmi les prétendants», se souvient-il avec fierté. Comment envisage-t-il l’avenir? «Les pêcheurs ne prennent jamais vraiment leur retraite. Je serai actif jusqu’au jour où je ne pourrai plus monter sur mon bateau. Je suis bien ici et ma famille est intégrée. Évidemment, si les conditions de pêche continuent à se détériorer, je devrai envisager une reconversion, à contre-coeur.» En période de disette, il est parfois contraint d’acheter du poisson à des collègues vaudois de Nyon, Gland ou Saint-Prex. De retour au port, Avni commence à extraire les petites perches de ses filets. Il n’y a que 3 ou 4 kg: encore une maigre prise. Qu’importe, il repartira dès que possible. «Ces multiples allers et retours sont un peu fatigants, mais c’est comme ça. Je vis des moments extraordinaires tels que la première sortie de nuit pendant l’été. J’aime aussi bien l’hiver parce qu’il y a peu de bateaux de plaisance», dit-il en souriant.