TEXTES ET PHOTOS:
SAMANTHA LUNDER

Alain Aeschlimann et Jacques-André Jeanneret font partie des derniers facteurs d’orgues de Suisse romande.

En 1982, ils ont repris ensemble la manufacture de Chézard-Saint-Martin (NE), où ils avaient effectué leur apprentissage à l’époque.

Cinquante ans plus tard, les septuagénaires travaillent toujours au même endroit. On trouve leurs orgues au Japon, en Angleterre, et dans le salon d’une dame à Bâle.

En poussant la porte de l’église de Bullet (VD), le chant des oiseaux laisse sa place à un sifflement strident. «J’essaie un autre tuyau pour voir s’il parle correctement.» Alain tapote sur le clavier de l’orgue. L’instrument s’éveille et le grincement repart de plus belle. «Ils sont un peu diaboliques, ces sons très aigus, confie-t-il en grimaçant. Mais je les écoute toujours en même temps que Jacques-André, c’est de la solidarité!» Dissimulé dans les entrailles de l’instrument, à trois mètres de hauteur, son compère s’affaire à corriger ces anomalies. «Il me semble que le son commence à s’étouffer!» lui répond-il depuis sa tour. Cet orgue, Alain Aeschlimann et Jacques-André Jeanneret le connaissent par coeur: ils l’ont fabriqué chez eux, dans leur manufacture à Chézard-St-Martin (NE) en 1988. «Tous les vingt-cinq ans, en moyenne, on propose une révision totale: on démonte une bonne partie de l’instrument pour l’emmener à l’atelier et le remettre en forme», explique Jacques-André. Ici, ils ont 800 tuyaux, de toutes les tailles, en bois ou en étain, à remettre à leur place. Et, surtout, à harmoniser, les uns après les autres. «à 15 ans, j’avais trois idées en tête: devenir infirmier, assistant social… ou facteur d’orgues.» Des années plus tard, Jacques-André, 70 ans, qui vit à Villiers (NE), aura finalement passé sa vie à fabriquer et s’occuper de cet instrument qui le fascine. Tout comme Alain, 74 ans, de Chézard-Saint-Martin: à l’époque, ils ont suivi, avec deux années, d’écart leur apprentissage dans la manufacture qui leur appartient aujourd’hui. «Je pense qu’on doit être les seuls à n’avoir fait que ça dans une vie!» rigole Jacques-André.

«Cette spatule? Je l’ai commandée chez mon dentiste»

Sur une parcelle de seulement quelques centimètres de large au coeur de l’orgue, Jacques-André jongle entre ses différents outils. Il faut escalader une minuscule échelle pour le rejoindre. Là-haut, il brosse, frappe ou replie légèrement les bords des tuyaux, pour trouver la sonorité parfaite. «Au fil du temps, on se fabrique notre attirail. Cette spatule? Je l’ai commandée chez mon dentiste.» Non pas que ces petits tubes aient des dents. Il l’utilise comme un levier pour écarter «la bouche» du tuyau et ainsi influencer la manière dont l’air y sera soufflée. «C’est cuit!» s’époumone Jacques-André alors que les cloches de l’église retentissent. «Vous entendez? Cela crée des interférences, on va donc devoir attendre avant de s’y remettre.»

 

«ON DONNE TOUJOURS
DIX ANS DE GARANTIE
AVEC NOS ORGUES»

Jacques-André Jeanneret,

 

Des orgues à l’autre bout du monde

Au-delà des orgues installés en Suisse romande – du Conservatoire de Genève, à la Collégiale de Neuchâtel ou dans le salon d’une dame à Bâle – un de leurs quarante instruments a même voyagé… jusqu’au Japon. Sans compter les trois orgues qu’ils ont en Angleterre, «dont un dans une toute petite église au beau milieu d’un cimetière, on y verrait même les fantômes, c’était spécial!»
à passé 70 ans, Jacques-André et Alain ont maintenant décidé de lever un peu le pied. Leur dernier orgue, ils l’ont construit en 2015 pour le Temple de Saint-Aubin. «On donne toujours dix ans de garantie avec nos orgues, alors pour certains… on a encore quelques années de travail devant nous.» Est-ce qu’ils se préparent vraiment à passer la main? Alain est très précis sur ce point: «On s’était donné deux ans avant d’arrêter… mais on ne sait plus quand le décompte a débuté!»

FIN