TEXTES: FABIEN FEISSLI
PHOTOS: JEAN-GUY PYTHON

 

Chaque semaine, Michel Ansermet nourrit Cléo et Farouche, les deux crocodiles d’Aquatis, à Lausanne. Au menu, 450 grammes de viande chacun.

Son incroyable gestion du stress et la relation très forte qu’il a construite avec le couple de reptiles permettent au Vaudois de s’approcher au plus près des deux prédateurs.

À 54 ans, l’ancien directeur du Vivarium de Lausanne fait face à une nouvelle difficulté: former des successeurs qui pourront prendre sa relève..

Le plan de travail en inox est immaculé. Un premier indice du perfectionnisme du responsable des lieux. Un petit couteau noir à la main, celui-ci s’active au-dessus d’un bac en plastique rempli de viande rouge. «Il faut s’assurer que tout est bien décongelé. C’est pour tuer les germes qu’on congèle les aliments», explique Michel Ansermet, responsable des reptiles à Aquatis. D’ailleurs, avant de pouvoir pénétrer dans les cuisines de l’aquarium-terrarium lausannois, il a fallu montrer patte blanche: enfiler des chaussons de protection en plastique, traverser un bac de décontamination et se désinfecter les mains avec un gel. «C’est une zone de quarantaine, on doit éviter d’amener des bactéries de l’extérieur», confirme le quinquagénaire en finissant de découper des cubes de viande.

 

«Ce sont des animaux
qui peuvent rester
un an sans manger. »

Michel Ansermet, responsable des reptiles à Aquatis

 

Et si l’ancien directeur du Vivarium de Lausanne se montre aussi précautionneux, c’est qu’il prépare le repas de ses «bébés», comme il les appelle: Cléo et Farouche, un couple de crocodiles sacrés quadragénaires. Le menu du jour? «Cela doit être du chevreuil ou du sanglier, la viande vient très souvent des gardes-faune. Mais leur alimentation est très variée, on leur donne aussi du poisson et du poulet. Les os sont très importants pour le calcium.» Au total, les deux reptiles originaires d’Afrique de l’Ouest n’avalent que 450 grammes de viande par semaine chacun. «Les gens ont souvent une fausse image des crocodiles. Dans la nature, ce sont des animaux qui peuvent rester plus d’un an sans manger.»

«Les nourrir est un plaisir pour moi»

Le couple, lui, aura bientôt la chance de manger trois fois par semaine contre une actuellement. «J’aimerais leur donner de plus petites doses, mais tous les deux jours afin d’interagir davantage avec eux. Ce sont des animaux très curieux, il est important de faire travailler leur intelligence. Et c’est aussi un plaisir pour moi de les nourrir», assure celui qui, repas ou pas, rend visite à ses protégés au moins deux fois par jour. Passionné par les reptiles depuis l’enfance – à 9 ans, il attrapait ses premiers serpents –, l’ambassadeur d’Aquatis n’a réellement découvert les crocodiles que sur le tard, à son arrivée à la tête du Vivarium de Lausanne, en 2010.
«C’est devenu mon animal fétiche. Ils ont quelque chose qui fascine tout le monde, j’aurais aimé commencer à travailler avec eux plus tôt», s’enthousiasme-t-il en nous entraînant dans les coulisses du bâtiment.Après avoir gravi quatre à quatre un dernier escalier dérobé, il déverrouille une petite porte à l’aide de son badge. Encore quelques mètres et nous voici à l’arrière de l’enclos des crocodiles. Michel Ansermet saute, sans hésiter, à l’intérieur. En chemise blanche et chaussures cirées, il atterrit sur une petite plage protégée par six bambous. Derrière la vitre, les visiteurs se pressent pour le regarder faire. Il est l’heure de passer à table.

 

«Si vous restez calme, l’animal aussi»

Les deux prédateurs l’ont bien compris, déjà ils glissent silencieusement sur l’eau et viennent coincer leurs têtes allongées entre les piquets. Leurs mâchoires ne sont plus qu’à quelques centimètres des doigts du soigneur. «Ils vont vite, ils ont beaucoup de force. Quand Farouche frappe, c’est comme si 900 kilos vous tombaient dessus», expliquait-il quelques instants auparavant. Pourtant, le couple de reptiles reste extrêmement calme. À l’aide d’un bambou d’une cinquantaine de centimètres, Michel Ansermet leur caresse le dos, leur tapote les narines puis siffle. Cléo ouvre la bouche et le Vaudois y glisse un carré de viande. Le manège se répète avec son compagnon. Quelques minutes plus tard, le repas terminé, l’un des reptiles accepte même de se faire caresser le museau. «C’est une manière de les habituer à mon contact. Si demain on a besoin de leur mettre de la Betadine, on pourra le faire», précise Michel Ansermet en se hissant hors de l’enclos. En neuf ans, il a construit une relation très forte avec ses protégés.

CLEO

2,8 mètres
pour 140 kg

 

FAROUCHE

3,2 mètres
pour 180 kg

«Quand je suis arrivé, ils étaient très agressifs. Je n’ai pas cherché à les dompter, le partenariat s’est fait à leur rythme. L’important, c’est qu’ils ne soient confrontés à aucune douleur quand je viens chez eux. Même si ce sont des animaux dangereux, nous n’avons pas besoin d’être violents.» C’est d’ailleurs pour cette raison que cet électricien de formation utilise seulement un demi-bambou pour se protéger quand il est dans leur enclos. «S’ils m’attaquent, ils vont vouloir mordre quelque chose et c’est le bambou qui va se casser, pas leurs dents.»
Ses méthodes atypiques, le soigneur les tire de sa très longue expérience du terrain. Au total, il a participé à une cinquantaine d’expéditions, notamment en Afrique aux côtés de chercheurs. «Ils avaient besoin de quelqu’un pour attraper les crocodiles», se souvient-il. Pas de quoi effrayer celui qui a été vice-champion olympique de tir à Sydney en 2000. «Durant la finale, mes pulsations étaient à 176 battements par minute alors que j’étais immobile. La gestion de l’adrénaline, la visualisation et l’anticipation, c’est toute ma vie.» Un entraînement qui lui est, aujourd’hui, très utile avec Cléo et Farouche.
«Si vous restez calme, l’animal aussi. Le problème, c’est que ce que je fais, si d’autres le font, il y a un risque d’accident.» À 54 ans, il cherche donc à former ceux qui s’occuperont du couple de crocodiles durant les 40 années qu’il leur reste à vivre. «Il y a plusieurs soigneurs qui sont très bien, il leur manque juste encore d’avoir le déclic. Mais, vous savez, la meilleure manière d’apprendre, c’est de devoir faire quand celui qui fait d’habitude n’est pas là.»

 

FIN