TEXTES : FABIEN FEISSLI
PHOTOS : SÉBASTIEN ANEX
  • L’Université de Genève accueille deux babylabs permettant de mieux comprendre les compétences des nourrissons.
  • L’une des difficultés majeures de ces recherches est de trouver des parents prêts à confier leur bambin.
  • Ce domaine d’étude, relativement jeune, souffre encore d’un manque de reconnaissance.

Cet article est issu de la première édition du nouveau journal romand : Micro. Pour découvrir notre projet: www.microjournal.ch

 

L’expérience débute par un dessin animé coloré. Sous les yeux attentifs de Nayan, cinq mois, une ribambelle d’animaux défilent sur l’écran. Installé sur sa chaise réhaussée, le bébé contemple des lions, des tigres et des léopards gambader dans la savane. Puis apparaît un point coloré que l’enfant suit du regard et qui permet de calibrer les capteurs. Finalement, les choses sérieuses commencent. Une voix neutre prononce des mots inintelligibles et deux faciès humains se dessinent sur un fond noir, chacun traduisant une émotion différente. De l’autre côté de la paroi isolant l’enfant, Amaya Palama gère l’ensemble du processus depuis son ordinateur.

«Nos recherches, c’ est une manière de rentrer dans leur tête.»
(Amaya Palama)

 

«L’objectif est de savoir s’ils sont capables de faire le lien entre l’émotion d’une voix et celle d’un visage», explique cette assistante doctorante de 27 ans qui a consacré sa thèse à cette question. Au total, quatre états sont testés: la colère, la peur, le dégoût et la joie. «On voit que son regard fait des allers-retours entre les deux visages. Il se concentre sur les zones importantes: les yeux et la bouche», décrit la chercheuse qui est également la maman du petit garçon. Elle pointe l’intérêt de ce type de recherches: “Ils ne peuvent pas parler. Donc nos études, c’est une manière d’entrer dans leur tête pour mieux les comprendre”.

Malgré quelques touches colorées, l’ambiance reste très studieuse dans le laboratoire.

Situé au troisième étage du bâtiment Unimail, à Genève, le babylab d’Amaya Palama mêle science et enfance. Dans cette petite pièce étroite, les autocollants colorés et les peluches côtoient les ordinateurs et les dis- positifs de suivi oculaire. En six ans, ce laboratoire a vu défiler plu- sieurs centaines d’enfants. «Moi-même, j’en ai rencontré plus de 400 dans le cadre de mon doctorat», affirme la Genevoise. Pour autant, elle assure que le plaisir de travailler avec chacun d’entre eux reste intact. «Tous les bébés sont différents. Ils sont tellement mignons qu’on ne s’en lasse pas.»

Dur dur de trouver des bébés !

La jeune femme souligne, toutefois, les difficultés à mener de telles recherches. «La partie la plus fatigante est le nombre de parents qu’il faut démarcher pour trouver des bébés». Car les critères d’âge pour participer à l’étude sont particulièrement restreints. «À cette période de la vie, leur développement est tellement rapide qu’une semaine de différence, c’est énorme.» Autre frein rencontré par les chercheurs, la réticence de certains parents à laisser leur enfant devant un écran. «C’est vrai qu’on préconise de les éviter avant 3 ans. Mais c’est un problème si le bébé les regarde de manière régulière. Dans notre cas, l’expérience ne dure que cinq minutes», précise Amaya Palama.

Amaya Palama partage les deux babylabs de l’Université de Genève avec sa collègue Fleur Lejeune et le professeur Edouard Gentaz.

Un étage plus haut, dans l’autre babylab de l’Université de Genève, Fleur Lejeune va dans le même sens. «Quand j’utilise le terme «recherche», il y a une inquiétude chez certains parents. Ils ont l’impression que l’on va coller des électrodes sur la tête de leur bébé», détaille la chargée de cours en psychologie du développement. Elle assure, toutefois, qu’en douze ans dans le domaine, tous les parents qui ont participé à ses études sont repartis contents et heureux d’en savoir un peu plus sur leur enfant.

Le babylab du quatrième étage est équipé de trois caméras et de vitres sans tain.

Dans le laboratoire où elle officie, ce sont trois caméras et une rangée de vitres sans teint qui permettent d’observer les bambins en action. «Nous travaillons sur la vision, l’ouïe et le toucher pour essayer de comprendre ce qu’un bébé entre 4 et 12 mois perçoit de son environnement», explique- t-elle. Une telle étude peut notamment servir de point de comparaison afin d’identifier plus rapidement d’éventuelles difficultés attentionnelles chez des enfants prématurés. Un objectif louable, mais qu’il n’est pas toujours facile de faire comprendre.

 

Des bambins récalcitrants

«C’est vrai qu’il y a un manque de connaissance au sein du grand public sur l’importance de ces études», regrettent les deux chercheuses. Elles sou- lignent notamment le faible nombre de babylabs en Suisse. «On s’intéresse au sujet seulement depuis cinquante ans. Il n’y a pas si longtemps, on pensait encore que les bébés n’avaient aucune compétence à la naissance», pointe Amaya Palama. Une vision qui a bien évolué depuis. «Quand on prend le temps de les observer, on se rend bien compte qu’ils traitent l’information. C’est parfois frustrant parce qu’on voit ce dont ils sont capables, mais c’est difficile de le retranscrire scientifiquement.»

Car les bébés ne sont pas toujours coopératifs. «Il y a au moins 50% des données que nous ne pouvons pas utiliser. S’ils pleurent, s’ils sont fatigués, malades ou stressés, on ne peut rien faire», détaille Amaya Pala- ma. Fleur Lejeune abonde. «Nous n’avons pas la possibilité de leur donner des consignes. Nous devons donc nous adapter à eux». Un facteur humain que leurs confrères universitaires ont parfois du mal à saisir. «Certains ont le sentiment que nous sommes moins rigoureuses, ils ont moins de considération pour nos études que pour d’autres. Mais c’est parce qu’ils connaissent mal notre domaine», assure la chercheuse. D’ailleurs, avant de nous quitter, Amaya Palama lâche une dernière anecdote en rigolant. «Une collègue qui voulait faire des tests sur des enfants m’a demandé si elle pouvait utiliser mon labo. Elle imaginait que j’avais un stock de bébés à disposition!»

«Tant qu’on ne lui plante pas des aiguilles dans le crâne…»

 C’est par le bouche à oreille que Séverine et sa fille d’alors trois mois Estelle* ont atterri dans le laboratoire d’Amaya. «Moi, je ne connaissais pas du tout l’existence des babylabs. D’ailleurs, j’étais un peu naïve, je ne m’attendais pas à un matériel aussi pointu», reconnaît la jeune maman. Malgré le côté scientifique de l’installation, elle s’est sentie à l’aise durant toute l’expérience. «Amaya s’est montrée douce et chaleureuse, je n’ai eu aucun souci à lui confier Estelle. Et la petite n’a pas râlé du tout même si le système n’arrivait pas à capter ses yeux». Malgré ce premier échec, cette éducatrice spécialisée se dit prête à participer à d’autres recherches. «Tant qu’on ne lui plante pas des aiguilles dans le crâne…»

*prénom d’emprunt

«C’était très impressionnant de voir ce qu’il regardait»

Un dispositif de suivi oculaire permet de déterminer très précisement ce que le bébé est en train de regarder.

«Ils font ce qu’ils peuvent pour rendre le babylab accueillant, mais cela reste un laboratoire», se souvient Mélissa. Cette maman genevoise a pris part à l’étude d’Amaya durant l’été 2018 avec son fils Julien alors âgé de 9 mois. «Je le savais curieux, mais c’était très impressionnant de voir ce qu’il regardait. Cela m’a permis de réaliser ses compétences». Éducatrice de profession, Mélissa avait déjà côtoyé ce genre de recherches durant ses études. «Les bébés n’ont pas les moyens de communiquer donc cela permet de mieux les connaître». Et si elle-même a beaucoup apprécié cette expérience, le papa s’est montré plus dubitatif. «Il ne voyait pas vrai- ment ce que cela pouvait apporter», sourit-elle.